Dans L’école du Sud. Les racines coloniales de la théorie française (non traduit en français), l’historien germano-turc Onur Erdur s’est proposé de montrer au public allemand comment un espace particulier, le Maghreb, a influencé ou même produit des concepts importants du postmodernisme chez un groupe de penseurs (« les représentants renommés de la French Theory »). Un livre qui plait beaucoup outre-Rhin, mais qui appelle à son dépassement.
Le mot « Sud » a le vent en poupe en Allemagne. Il y relevait déjà d’une constante culturelle : le « Drang nach Süden ». S’y ajoute le « Sud global » de la géopolitique et de l’économie, le « Sud » (post)colonial – ou la simple rémanence du discours orientaliste archaïque. Sans oublier qu’il y a des décennies déjà, dans le cadre, devenu canonique, de la French Theory, la discussion s’était focalisée sur l’espace, au détriment de la temporalité. Dans L’école du Sud, Erdur relance le thème à travers une série de huit portraits.
On doit tôt ou tard se demander ce qu’il en est des catégories utilisées. Les acteurs tout d’abord, appelés « les philosophes », « les théoriciens » ou, plus largement, « les intellectuels de premier plan ». Ils se présentent comme un groupe uni, bien que l’on sache, par la main de François Cusset, historien de la postmodernité et lui-même adepte des idées postmodernes, que c’est d’abord le résultat d’une politique éditoriale et médiatique. D’un point de vue neutre, la French Theory ne renvoie qu’à un corpus de textes et à la discussion autour de ces textes. Le caractère substantiel d’une telle « école » fait donc question (« Pourquoi la French Theory n’existe pas », expliquait Isabelle Alfandery dans un article de 2010).
Selon Onur Erdur, tous auraient été influencés par le Maghreb, mais un Maghreb le plus souvent réduit à l’Algérie, puis à la guerre en Algérie. Mais malgré tout souvent élargi implicitement au monde méditerranéen, ce topos de l’histoire des idées. La rencontre avec ce lieu aurait un impetus créateur implicite. Un genius loci ?
La chose est plus complexe. « Penser le Sud » signifie ici deux choses : d’une part écrire sur et à cause de l’Algérie ; d’autre part, là-bas ou à partir de là-bas, fonder et formuler des concepts nouveaux. Les deux niveaux sont hélas imbriqués dans le livre. Pour la première activité, à suivre l’auteur, les postmodernes seraient à peu près les seuls à avoir pris la parole dans une France qui aurait refoulé ce sujet pendant des années dans une sorte d’« amnésie coloniale », un présupposé qu’Erdur aura du mal à étayer ; pour la seconde, il lui faut prouver un lien de causalité immédiate entre nouvelle pensée philosophique et le conflit, sans compter que tous les autres courants philosophiques contemporains de cette guerre coloniale sont tacitement écartés de cette « école du Sud ».
Huit auteurs sont répartis en quatre paires. Pour le premier, associé à Jean-François Lyotard, Pierre Bourdieu donnerait à lui seul la matière d’un volume entier sur le sujet. Il est le « cas d’école » d’un contact prolongé (cinq ans) avec l’Algérie, plus précisément la Kabylie en grande partie, qui l’influence profondément et qu’il influence à son tour en y menant, à une époque de confrontation explosive – la guerre –, de vastes enquêtes de terrain, dans l’intention aussi d’aider le pays après l’indépendance. La rigueur de l’enquête, le jugement radical (le déracinement des paysans), le tandem de recherche avec le Kabyle Abdelmalek Sayad et l’entreprise parallèle dans le Béarn français, tout cela fait de son cas un modèle.
Mais Onur Erdur formule des jugements définitifs : « L’Algérie est restée un point de référence permanent dans sa vie ». Faut-il alors mettre en scène l’idée selon laquelle l’Algérie lui aurait inspiré, sinon révélé, l’idée de l’habitus ? Alors que Bourdieu avait déjà rencontré cette dimension, chez Husserl et son « habitualité » par exemple. Et qu’il utilise d’abord le terme dans un tout autre contexte, celui de l’histoire de l’art. Ce n’est qu’en 1972 qu’il réunit les deux. La suite de l’ouvrage d’Erdur montrera une propension à accentuer ainsi les discontinuités créatrices. Heureusement, il revient sur l’unicité postulée à la fin du chapitre : « la thèse de la scène fondatrice algérienne comme origine de la théorie [est] à prendre avec précaution. Le récit de l’histoire des idées sur la naissance et l’origine d’une théorie se fonde souvent sur une logique téléologique des origines […] qui obscurcit plus qu’elle n’éclaire. Beaucoup de choses auraient pu se passer autrement ». Pourquoi alors vouloir intituler cette partie « Naissance de l’habitus» ? Nous voilà engagés dans un monde de l’ambivalence, cher à Jacques Derrida. Dont on ne peut parler que de manière… ambivalente.
En outre, selon Bourdieu, l’habitus est à la fois un concept et une méthode. Il implique la « conversion du regard » (interaction de la photo et du texte, par exemple). Un « changement de sens », formule Bourdieu. À mille lieues de la « sémioclastie » (« rupture de sens ») chez Barthes. Mais on apprend aussi avec Erdur que, pour Bourdieu, l’Algérie est devenue l’objet d’une véritable passion : « j’étais fou de ce pays ; j’étais vraiment amoureux de ce pays. […] Je trouvais ces gens sages, merveilleux, intelligents, etc. J’étais alors très ému de voir ces gens si malheureux, quand ils se jetaient sur nous pour nous raconter leur malheur ». La force de la déclaration d’amour n’est pas ici le privilège d’une origine algérienne (comme chez Derrida ou Hélène Cixous). L’Algérie amène à penser mais affecte aussi, tout simplement. Et elle provoque, selon Bourdieu, un retournement et une prise de conscience de soi-même. Et c’est là que le contexte devrait intervenir : ce choc est en effet un phénomène vécu des millions de fois par les jeunes soldats au cours de ces années et qui commence à être l’objet d’une recherche en France.

Jean-François Lyotard est le deuxième non-Algérien de naissance pour lequel la rencontre avec l’Algérie est inscrite de manière déterminante dans sa vie. La découverte de l’extrême misère de Constantine, où il enseigne au lycée au début des années 1950, le marque à jamais. Il dénonce « l’immensité de l’injustice », constate que « le mépris est européen, la misère est arabe ». Et comme pour Bourdieu, cette prise de conscience fait de lui un nouveau sujet : « Je dois tout simplement à Constantine tout mon éveil ». S’ensuivent de nombreuses années de soutien actif (même illégal) au FLN en France ; les articles d’information et d’agitation dans la revue Socialisme ou Barbarie ; mais plus tard il prend ses distances en raison de son analyse critique du nouvel État algérien. Quelles traces le temps passé en Algérie a-t-il laissées dans l’œuvre philosophique de Lyotard ? Cette fois, ce sera pour Erdur « la fin des grands récits »… Pourtant, ce n’est qu’un quart de siècle plus tard que la théorie de la fin de tous les grands récits apparaît, qu’elle est associée à son nom et se répand dans le vaste monde. Constantine n’est alors plus qu’une raison parmi d’autres. Budapest ou Prague sont tout aussi importantes. Cette mort-verdict (en fait, seule « l’incrédulité » est recommandée à leur égard) n’est-elle pas plutôt une érosion, un épuisement ?
Avec les deux figures suivantes, Roland Barthes et Michel Foucault, nous nous plaçons à un niveau inférieur. Le Maghreb (en l’occurrence, le Maroc et la Tunisie) apparaît au mieux comme un huis clos bienvenu (temps libre et distance) pour écrire d’autres œuvres. À cet état de fait universitaire assez banal, il faut remédier. Deux contrepoids feront l’affaire chez Roland Barthes, sans lien entre eux : «l’illumination » marocaine ; les grands états de service anticolonialistes déjà fournis par l’auteur. La « révélation » de son propre avenir littéraire dans l’appartement vide d’un Rabat désenchantant. Barthes, dit Erdur, va quitter le Collège de France ; un destin d’écrivain l’attend. Et de le mettre aussitôt en perspective avec Flaubert, qui aurait « inventé » l’idée de Madame Bovary devant la cataracte du Nil. Erdur se hasarde même à affirmer : « L’une des curiosités les plus fascinantes de l’histoire culturelle de la France est que nombre de ses grands esprits ont vécu leurs moments d’éveil décisifs dans ce qu’on appelle l’Orient ».
« Ont prétendu avoir vécu » serait plus juste. On sait combien les auteurs sont prêts à enrichir leur mythologie personnelle. Barthes n’a d’ailleurs pas quitté le Collège de France. Son second mérite, qui ferait de lui un grand penseur anticolonialiste, est à replacer dans un contexte plus modeste. Dans ses Mythologies des années 1950, la « Grammaire africaine », louée à juste titre, ne représente qu’une petite fraction du texte. Barthes ne parle pas, comme l’avance Erdur, « abondamment » du colonialisme et encore moins du Maghreb. Seuls quatre textes sur 54 relèvent explicitement de la critique du colonialisme. Ces lignes, bien diffusées sous les feux de l’actualité et devenues une référence cultivée, doivent être évaluées objectivement à la lumière d’autres écrits anticolonialistes significatifs ayant reçu simultanément un accueil mondial et transformateurs sur une tout autre base sociale, ceux de Frantz Fanon et d’Albert Memmi. Les damnés de la terre et Le portrait du colonisé, Portrait du colonisateur, paraissent la même année, avec une préface de Jean-Paul Sartre qui les propulse dans le monde. Les Mythologies ne suffisent pas à faire de Barthes un sémiologue anticolonialiste. Pour le Maroc lui-même (un échec avoué de Barthes, car il décide au bout de quelques mois d’abandonner l’enseignement à Rabat), pour sa culture, l’intérêt fait défaut ; il attend qu’une chaire se libère à la Sorbonne, corrige les épreuves de S/Z et y écrit son livre sur le Japon (L’empire des signes), un pays nettement plus fécond pour sa théorie de la culture, où il voulait être muté. Le Maroc était un deuxième choix, comme pour Foucault la Tunisie au lieu du Congo tant désiré. Erdur veut pourtant sauver Barthes. Le Maroc restera donc un décor universitaire, hormis les notations publiées après sa mort sur ses pratiques érotomanes. Toute référence à un nouvel élément de base de la French Theory fait défaut. Le roman autobiographique Vita Nova, qui n’a pas vu le jour en raison de sa soudaine disparition, devait rassembler tout ce qui était disparate ou contradictoire. « Il en est resté à l’illumination », conclut malicieusement le chapitre.
Chez Foucault, il serait facile de découvrir la même dis-location. Les deux années à l’université de Tunis sont une période de mise à distance créatrice au bénéfice de « l’archéologie du savoir ». Avec en contrepoint le sexe et la fumette. Mais que reste-t-il de la Tunisie et du Maghreb, à part le bosquet de Sidi Bou Saïd ? Profiter du soleil allongé nu sur la plage. Albert Camus l’a déjà suffisamment mis en littérature. Foucault remonte plus loin et nous donne la solution : « je deviens de plus en plus grec ». Le Nietzsche qu’il vénère est là, cité mot pour mot, en arrière-plan. Mais qu’a donc apporté la Tunisie à la réflexion théorique de Foucault ? En plusieurs endroits, Erdur souligne que le rendement de ces deux années est nul. La belle « école du Sud « a été « séchée » ! Une exception pourtant : dans la réflexion qu’il élabore alors sur les « hétérotopies », la Tunisie est présente… à travers le décor du Club Méditerranée. Voilà qui n’enrichit guère la French Theory. N’est-il pas significatif que Surveiller et punir, conçu en ces années-là, s’inspire d’une révolte de prisonniers en France et ne dise pas un seul mot de la tragédie encore fraîche des « camps de regroupement » français qui enfermèrent jusqu’à quatre millions d’Algériens, la moitié de la population rurale, derrière les barbelés ? Un grand chapitre de l’histoire de l’incarcération, pourtant.
Erdur ne se prive pas ici de jugements négatifs, allant jusqu’à interpréter le silence persistant de Foucault en Tunisie et sur la Tunisie comme un « privilège néocolonial ». Fallait-il alors un chapitre entier pour s’en rendre compte ?
On résume facilement Hélène Cixous et Jacques Derrida : tous deux Juifs algériens, tous deux avec la scène primitive de l’exclusion dans l’Algérie de Vichy ; ils ont fait leur chemin à Paris ; ils sont devenus amis très tôt. Mais des différences apparaissent. La différence d’âge fait que Cixous se contente de fantasmer la scène primitive. Alors que Derrida se tait jusqu’au moment où, sur les instances de Cixous, tout remonte à la surface dans Circonfessions. Différences également dans leur production intellectuelle : lui, le déconstructeur-en-chef, inspiré par la tradition gréco-judéo-chrétienne, mais pour mieux en démonter le logocentrisme et la téléologie. Nulle référence à Maïmonide, qui aurait pu être une icône arabo-juive. En revanche, recourir, tardivement, au jeu sérieux de la figure du marrane est fort commun. Rien d’algérien ni de colonial dans tout cela. Ou alors nous sommes tous d’ascendance et d’essence coloniale/colonialiste dans chacun de nos actes… et tout est brouillé.
Cixous, elle, est une « grammatophile » avec un projet personnel : l’écriture au féminin ; « s’écrire » (Le rire de la Méduse). Elle déconstruit la langue du patriarcat en s’y inscrivant jusqu’à la reconstruire et la bouleverser. Elle est du côté de la littérature avec Joyce comme figure d’identification dès le début. Mais il n’y a pas linguistiquement d’« effet maghrébin » associé. C’aurait été ici le lieu de poser la Gretchenfrage : que fais-tu des langues de ton pays ? Cette question échappe à Erdur, et pourtant : qui, parmi ces philosophes, parmi les gens censés penser plus loin à cette époque, a eu le courage, l’innocence, l’audace – ou l’envie, la curiosité – d’entrer dans la (les) langue(s) de l’Autre et de « s’y retrouver » ? Seuls Bourdieu, qui connaissait l’arabe (mais aussi le berbère), et Jean Genet, qui l’avait appris sur le tas et l’utilisa toute sa vie. Les autres sont restés dans les nuages de l’originalité abstraite.
Leurs attitudes face à la guerre d’Algérie sont également très différentes. Derrida est d’abord très modéré et se tait publiquement. Cixous s’engage relativement tôt. Dans La jeune née (1975). Courageuse et lucide, elle n’est cependant pas unique à son époque, contrairement à ce que dit Erdur. Mais elle va plus loin, écrit également une « confession » dans la « lettre muette » à Zohra. En effet, il faut citer, ce qu’on ne trouve pas dans le livre d’Erdur, la lettre peu connue adressée à Zohra Drif, datée du 18 février 1998. Le seul texte qui la montre, durant la guerre, à un seuil : bachelière encore adolescente, déjà sur le point de partir pour Paris. Zohra était l’une des trois Algériennes de sa classe, « apparues », comme elle le dit, quand elle avait treize ans, comme « trois incarnations de la vérité ». « C’était moi qui avais besoin d’elle, de sa future liberté, que la mienne puisse s’épanouir dedans ». « Je n’avais plus à porter les péchés de la France. » Zohra, l’une des terroristes (dans le langage d’aujourd’hui) du FLN, a lancé une bombe sur la foule. Cixous découvre dans le journal sa photo, l’arme à la main, à côté d’un chef du FLN. « Enfin, la raison, l’avenir, la cause commune, la promesse : l’Algérie aux Algériens. Sans moi, bien sûr. » Mais : « Il n’y avait pas de nous. » « Comme si ma lettre muette avait attendu quarante ans que Zohra y réponde ». Un si long silence pour arriver à un texte si cristallin, c’est une bombe à retardement. Mais ce n’est pas l’effet de la French Theory, plutôt celui d’une situation (le désir en elle de passer dans l’autre camp, qu’elle aura partagé avec beaucoup d’autres).
Peut-être l’engagement international croissant ultérieur de Derrida pour le Sud décolonial est-il dû à l’influence de Cixous. Ainsi dans la vigilance partagée pour les situations analogues à celles du Maghreb ; Palestine/Israël : par exemple dans Le voyage en Palestine avec deux adresses de Hélène Cixous et Jacques Derrida (2002) ; Dix jours en Terre Ceinte (sic), de Bernard Bloch avec une préface de Cixous (2018) ; ou la guerre en Irak : Nephtaline ; a Novel of Baghdad (Women Writing in the Middle East), 2005.
« Le Sud est en nous », c’est ainsi que l’on pourrait définir l’attitude de ce dernier couple. L’Algérie n’appartient plus à la France, elle en fait partie intégrante, continue à vivre en France sous la forme des nombreux travailleurs immigrés (et aussi des rapatriés).
Chez Jacques Rancière, qui est parti en « métropole » à l’âge de deux ans et qui n’a jamais évoqué par la suite cette ténue dimension algérienne, la « recherche de traces » biographiques tourne court. Après une phase intensive de philosophie « dure » dans le cercle d’Althusser, il se consacre à des thèmes du mouvement ouvrier. L’apparition relativement tardive (1991) et succincte du thème de la guerre d’Algérie est l’occasion pour Erdur d’insérer une appréciation problématique du comportement des Français face à la répression sanglante du 16 octobre 1961 à Paris. Retenons d’abord qu’alors que les négociations pour l’indépendance se poursuivent depuis quelques mois à Évian, une manifestation parisienne est organisée par le FLN illégal en France contre l’instauration, digne de l’apartheid, d’un couvre-feu pour les seuls FAM (Français Algériens Musulmans). À la tombée de la nuit, 20 000 personnes, en habits de dimanche, accompagnées de femmes et d’enfants, citoyens français (de seconde zone) qu’ils sont, sortent des bidonvilles de banlieue et convergent vers le centre-ville. Brutalement matraqués, parfois même abattus ou jetés dans la Seine. Et ensuite détenus en masse et harcelés dans des commissariats et des stades pendant des gardes à vue brutales pouvant durer jusqu’à trois jours. Mais, dit Erdur, « ces événements étaient tabous et sont rapidement tombés dans l’oubli pour la plupart ».
Or, non. Il n’y a jamais eu de « tabouisation ». Les faits ont été relatés ! Pas seulement dans le Libération (de l’époque) et L’Humanité (tirage de 300 000 exemplaires à eux deux). De nombreux hebdomadaires et le numéro d’octobre de Témoignage chrétien ont protesté. Un film sur le sujet est réalisé simultanément sur place par des militants. Une commission d’enquête est créée immédiatement après au Sénat (sous l’impulsion du socialiste Gaston Defferre), mais ses travaux sont sabotés par le ministère de l’Intérieur. Une occultation par le pouvoir a bien sûr été tentée. Mais il est vrai que dans la mémoire collective, face au massacre de Charonne quatre mois plus tard et au défi d’une indépendance concrètement accordée l’année suivante, le massacre de la Seine était sous-exposé.

Erdur conclut à la suppression de la référence algérienne dans l’opinion publique. À l’appui de cette opinion, il cite Rancière qui déclare en 1991 : ma génération ne pouvait pas s’identifier aux policiers français en octobre (mais curieusement pas non plus aux manifestants !). Et il revient sur le sujet en 1995 dans La cause de l’autre, mais, là non plus, aucun chemin concret ne mène à l’Algérie. La conclusion d’Erdur : « Mais chez Rancière, les Algériens – contrairement aux Français – restent toujours des figures abstraites et sans nom. Même là où ils figurent en tant que manifestants, leur action et leur pensée politiques sont réduites aux visages et aux corps invisibles des personnes assassinées. Mais qu’en est-il de leur révolte? Après tout, le moment de la protestation est un élément central de la politique chez Rancière. Or, pour lui, les Algériens semblent être de simples guerriers de l’identité ». Pourquoi toutes ces lignes ? On comprend vite dans le reste du chapitre qu’il s’agit pour Rancière uniquement, loin des solidarités révolutionnaires, de la dés-identification tout court, ce qui lui vaudra les critiques des « identitaires postcoloniaux ».
Étienne Balibar a, lui, deux points de repère biographiques importants à proposer. La manif de décembre 1961, où il a été blessé et hospitalisé ; les deux années qu’il a passées comme professeur de philosophie à l’université d’Alger en 1965-1967. Si nous en apprenons beaucoup sur l’aura politique de cette université, nous n’apprenons rien sur Balibar (lors de la réouverture, en novembre 1962, 97 % des enseignants étaient français avec un passé progressiste favorable à l’Algérie). « Il est difficile de reconstituer la manière dont le séjour en Algérie a concrètement influencé Balibar et dans quelle mesure il s’est répercuté sur ses travaux des années suivantes. Même après, on ne trouve pas de « résidus » algériens ». En revanche, nous avons une présentation détaillée du nouveau concept de racisme dans Race, nation, classe, le livre qu’il publie en 1988 avec Immanuel Wallerstein, lui aussi enseignant à Alger.
Ce qui avait d’abord attiré le lecteur le dérange et l’incite à prolonger le voyage. Car, dans ce regroupement des huit, « l’effet de groupe » n’est pas au rendez-vous ; il n’ a pas de productivité philosophique du fait de l’Algérie. Mais c’est surtout la contextualisation qui fait cruellement défaut. Le lecteur allemand refermera le livre en croyant que la référence à l’Algérie aura joué un rôle central dans la formation de la French Theory. Comme s’il ne s’était rien passé d’autre dans le monde français pensant, rien d’autre que le colonialisme stupide et le silence des lâches ou des ignorants. C’est le contraire qui est vrai. Car ce ne sont pas seulement ces huit-là, un peu hétéroclites, qui ont été bouleversés. Les plus de 700 000 « colons » rapatriés devenus pieds-noirs ont déjà vécu la référence claire de l’exil douloureux dans leur propre patrie. Et les centaines de milliers de harkis, les supplétifs français, parqués en France. Et les centaines de milliers de travailleurs immigrés algériens qui, brimés, sont restés tout ce temps en France. Et le million et demi de jeunes soldats qui ont dû partir à la guerre et se rendre compte à quel point le colonialisme humilie, ignore, torture et même élimine l’autre. Tous souffrent de l’Algérie et en tirent réflexion. À leur manière, « tous philosophes », comme le dit Gramsci.
Il est alors tentant de réorganiser la galaxie d’Erdur à la lumière de notre analyse : Barthes et Foucault disparaissent, Rancière et Balibar obtiennent un strapontin, il reste les quatre figures ancrées en Algérie : Bourdieu, Lyotard, Cixous, Derrida. À côté desquels il faudrait absolument placer Frantz Fanon et Albert Memmi, incidemment cités. Et, hors French Theory et donc hors champ chez Erdur, et combien c’est regrettable, trois grandes figures des « affectés par l’Algérie », Kateb Yacine, Jean Genet et Pierre Guyotat, qui font éclater le cadre conceptuel choisi. Guyotat, jamais entré dans un « canon » quelconque, écrit des dystopies extrêmes : Éden, Éden, Éden et Tombeau pour cinq cent mille soldats. On y voit comment le pays de Septentrion occupe, bouleverse et détruit le pays d’Ecbatane, se détruisant jusqu’au dernier. Une apocalypse où la langue aussi périt de ses locuteurs égarés, bien différemment des exercices dé-constructifs. Sans doute un vrai « contre-grand-récit ».
La géopolitique peut-elle, plus de soixante ans après et les hoquets et impasses de l’histoire bilatérale franco-algérienne, rencontrer la transculturalité pour un nouvel « avenir sud-nord » ? Ma relecture vise à cela plus qu’à rectifier l’image transmise dans une « école du Sud » imaginée. Elle voudrait montrer comment un réel capital d’expériences et de connaissances pourrait être exploité ici, façonnant de nouveaux horizons qui définiraient la géopolitique alternative et innovante d’une Europe tournée, en ses sociétés civiles, vers son Sud immédiat et vital. Il faut faire vite : les témoins du drame disparaissent, les acteurs des reconstructions qui suivirent se font rares. L’archive seule n’y suffira pas.
Jean-Paul Barbre est un germaniste français, Professeur honoraire des Universités, traducteur et auteur de romans, essais et poèmes en français et allemand.