Une offrande considérable

Christine Angot n’a pas passé toute sa nuit au musée. Non par caprice mais par impossibilité. Elle s’en explique. Elle dort peu. La nuit est, pour elle, porteuse d’une menace. Elle a dû écourter sa visite pour s’épargner une souffrance insupportable.

Christine Angot | La nuit sur commande. Stock, coll. « Ma nuit au musée », 180 p., 19 €

Elle a pourtant accepté la commande qui implique de passer une nuit dans un musée. C’est la convention affichée de « Ma nuit au musée », collection d’ouvrages initiée par les éditions Stock. Christine Angot a exécuté la commande. Sans s’exécuter, toutefois. C’est le dénouement du livre. Un livre qui produit un sentiment de liberté. Une offrande considérable. L’écrivaine raconte par des faits et des réflexions comment elle se libère d’une charge, tout en l’ayant portée. Il en résulte un livre qui non seulement parachève la cohérence d’une œuvre mais aussi déploie une intelligence bénéfique aux lecteurs. Car son expérience produit un récit aiguisé, profitable, éthique. 

Éthique, puisque le livre interroge les principes du respect. Celui des conventions, édictées notamment par la commande. Jusqu’à quel point répondre aux consignes du commanditaire ? Et si la commande entrave la vie, ne faut-il pas s’y soustraire au profit du respect de soi-même ? Le respect de soi découle d’un raisonnement. Il vise la puissance. Non pas la puissance sociale, qui assure un pouvoir sur autrui, mais la puissance de la personne. Son être et sa force vitale. La question du pouvoir, centrale dans l’œuvre de Christine Angot, est ici renouvelée. Qui domine qui et comment ? On suit passionnément Christine Angot sur son chemin de liberté. Il ne s’agit pas de désinvolture. Au contraire. Plutôt d’un affranchissement. 

La nuit sur commande. Christine Angot.
Christine Angot © Jean-Luc Bertini

L’écriture unique de Christine Angot, par le tempo, la hardiesse qui la caractérise, évoque l’avancée d’une personne vers quelque chose d’impossible. Il y a une dynamique. On circule. D’une petite ville de France à une fondation d’art contemporain de dimension internationale, de la vie provinciale à la vie parisienne, de la vie familiale à la vie mondaine. Elle retrace son parcours auprès de l’art. Notamment : Châteauroux et ses discrètes figures du patrimoine artistique ; ensuite, à Reims, rencontre avec l’ange au sourire ; Nice, collaboration avec la villa Arson, école d’art ; bord de mer, amitié avec un artiste anonyme ; Rome, contemplation de Thérèse en extase du Bernin ; Paris, où les noms propres fleurissent. Par son entremise, on côtoie les notables de la société culturelle. On est introduit dans un monde social. On en écoute les conversations, on en voit les vêtements. La narratrice observe. Son approche de l’art consiste à suivre la sociabilité qui le caractérise, non à en commenter les productions. Elle a des relations avec des artistes ; elles diffèrent selon leur importance sociale. Son admission dans le « monde de l’art » tient à son succès. Il est arrivé tardivement, à la parution du livre L’inceste (Stock, 1999). Si elle revient sur son parcours d’écriture, c’est qu’il l’a conduite, notamment, à fréquenter la coterie artistique.  Elle ne s’y laisse pas enfermer. 

La nuit sur commande, son dernier livre paru, accueille toute l’œuvre de Christine Angot, en miniature. Comme on reconnaît chez des peintres obstinés un motif reconfiguré dans la totalité de leurs réalisations. Ainsi, dans La nuit sur commande, on retrouve le fait majeur, c’est-à-dire l’inceste. Le père de la narratrice est donc là. Cette fois, en figure de commanditaire. Les nuits lui sont associées, la menace qu’elles portent ; « j’étais restée toute la nuit raide dans mon lit, la gorge serrée par un étau de fer. Je repensais à l’époque où je savais qu’il pouvait entrer à tout moment, se mettre dans les draps, ou parfois il était juste à côté, à faire des demandes, ou toucher ». La nuit sur commande se réfère aussi aux demandes de plaisir dont son père la harcèle. Comment la petite fille peut-elle se « débarrasser de la demande » ? Alors sans secours, la narratrice, devenue adulte, trouve dans une tout autre situation le moyen de se sécuriser. De garantir ses forces. Par l’esquive et par une écriture frontale. Une écriture qui dit la vérité. Qui la recherche dans tous les coins de sa vie, dans ce qui lui arrive, dans ce qui lui est arrivé. 

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L’imparfait est le temps emblématique de Christine Angot. L’emploi particulier qu’elle en fait exprime un présent qui s’éternise. Elle revoit. Et nous revoyons le père vénéneux, ses demandes incessantes de plaisir et ses rétributions. Qui sont : l’accès aux livres, à l’art, à la culture élitiste, au bon goût. Nous revoyons aussi des figures présentes dans ses précédents livres, comme la fille, la mère, le compagnon. Eux sont ses partenaires. La mère est celle qui conduit la narratrice dans les rues de Châteauroux. Christine Angot y a grandi. Elles longent le musée d’art sans y entrer. Il est sur le parcours, associé à des joies d’enfant. La petite fille, au bras de sa mère, avance en regardant de sa hauteur ses souliers vernis. Elle chante une chanson de Sheila. Un détail qui situe l’action dans les années 1960 où l’artiste de variété passait à la radio. Cette scène relate avec concision le premier contact avec une institution d’art. Il s’agit d’un musée qui conserve et montre le patrimoine local. Pour la collection « Ma nuit au musée », Christine Angot a choisi la Bourse de commerce. La fondation privée de l’homme d’affaires François Pinault est une institution aux antipodes du musée de sa province d’origine. Elle explique son choix. Il s’est imposé, notamment, parce qu’elle pourrait s’y rendre à pied mais aussi parce que ce lieu expose « l’art qui se fait aujourd’hui ». Son regard, toutefois, ne s’attarde pas sur les productions contemporaines. Elles l’environnent seulement. Tandis que d’autres œuvres, plus anciennes, l’habitent. Leur présence perdure malgré l’espace et le temps où elle les a regardées. 

Bien que le récit soit chronologique, sa progression a l’intensité d’un compte à rebours. D’un temps compté. « Si je compte le nombre d’années plus ou moins probable qu’il me reste à vivre, est-ce que j’ai raison d’en passer deux ou trois sur la Nuit au musée ? » Se pose alors la question du pourquoi on accepte une commande. Ce que l’on en attend et ce qu’on y engage. Ce que Christine Angot engage dans l’écriture, c’est sa vie. Dans tous ses aspects. Y compris l’aspect pécuniaire. Car la rétribution de cette nuit sur commande est également abordée. L’argent fait partie des raisons pour lesquelles la commande l’intéresse. Il a son utilité. Il l’aidera à acheter un appartement. Le problème du logement n’est pas des moindres. C’est une difficulté contemporaine. Les artistes qui font de l’art aujourd’hui ne l’ignorent pas. Christine Angot saisit l’occasion de gagner de l’argent et c’est pour écrire un livre où l’on expose un monde où l’argent règne. L’argent ici passe de la rétribution en échange d’un travail à l’expression du pouvoir. Un pouvoir sur l’art, c’est une histoire qui s’éternise.