Voici deux options qui s’éclairent et se croisent : un ensemble de textes de Georges Bataille place la littérature hors de l’histoire et de toute forme de servitude, tandis que Guillaume Basquin ne voit pas de littérature sans palimpseste, trace historique par excellence. Tandis qu’un hommage à Max Jacob prend la forme d’un gros dictionnaire, et que l’historien américain Steven J. Zipperstein éclaire la portée, notamment via la poésie, d’un massacre qui imposa le mot « pogrom » dans les langues du monde. Hors de ce sujet,, comme un pas de côté, on trouvera une invitation à lire le nouveau récit de Chantal T. Spitz.
Sous sa couverture grise et son lettrage rouge, la sobriété des éditions Lignes nous a habitués à la publication des textes essentiels de Georges Bataille. Après les Courts écrits sur l’art, Les limites de l’utile ou encore La valeur d’usage de Sade, voici qu’un nouveau volume rassemble les textes de Georges Bataille sur la littérature. Entre des noms comme Céline, Miller, Breton, Prévert, Proust, Adamov, Camus, Paulhan, Genet, Char, Beckett, Blanchot, Hemingway, Sade, Klossowski, Réage, ou encore l’intervention de Bataille au cours du procès Sade, se développe une réflexion sur la littérature qui reste ouverte sur une dépense inutile. Fondamentalement inserviable, elle s’aligne sur la devise diabolique « Non serviam » qui donne son titre au volume. La fresque est saisissante. Elle s’ouvre sur le manuscrit de la nuit dans lequel Céline examine les « rapports qu’un homme entretient avec sa propre mort ». Au cœur de ce rapport, naît la question de l’usage de la littérature. L’utilité de la littérature se pose avec acuité comme le cœur du rapport entre poésie et politique à la sortie de la guerre. La chute dans l’utile s’impose à partir du moment où rien dans l’écriture ne s’élève au-delà d’elle-même pour atteindre la divine liberté de l’inutile. Ce refus de toute forme de servitude est donc le trait fondamental d’une littérature maudite, qui relève de cette « monstrueuse immoralité » dont parlait Maurice Nadeau à propos d’Henry Miller.
Que peut la littérature ? Voilà une question qui ne cesse de poursuivre l’écrivain qui écrit hors de tout projet, en pure perte, pour remettre en jeu cette liberté que nous donne la littérature. Question à fonds perdu, qui épuise la non-servitude de la littérature comme un refus d’engagement envers toute cause, tout projet politique, pour rester ouverte sur la question du mal et de la dépense. Il y a une infortune profonde à l’écriture qui se dépense hors de tout projet, hors de tout possible. Tel est le lieu où la littérature touche à l’impossible. La littérature et le mal pose une archéologie de cette malédiction. Non serviam poursuit la question vers l’avenir même de la littérature. L’Histoire du surréalisme de Maurice Nadeau et le texte « Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme » offrent à Bataille la possibilité de cristalliser cette interrogation autour de la polarisation des engagements politiques, entre « la sommation morale » du surréalisme et l’engagement sartrien ou la morale de Camus, à laquelle Bataille ne peut souscrire. La question se pose, selon Michel Surya, dans cet entre-deux où Bataille n’en démord pas, aggrave son cas en se tenant au revers de tout moralisme, de toute politique, et finalement de tout jugement sur la littérature. Il préfère la laisser briller du fond de son abjection plutôt que d’accepter sa soumission à quelque forme de servitude. Stéphane Massonet
Sans palimpseste, il n’y aurait pas de littérature. Guillaume Basquin l’a compris, dès l’incipit il revient aux sources : « Tweet N° 1 au commencement n’était ni le Verbe ni l’image au commencement était le tweet & Dieu vit que c’était bon le X était partout cui-cui & même si le petit oiseau bleu s’était envolé tweet-tweet clic-clic je tweete donc je suis… » Ici, l’évangile selon saint Jean est triplement mis en abîme : par des mots ; par l’absence de ponctuation qui renvoie aux parchemins tandis que les minuscules suggèrent, paradoxalement, l’hégémonie des majuscules aux temps anciens ; et enfin, par le fait que les premiers mots reproduisent le titre du livre, à l’instar de nombreux livres de l’Ancien Testament, lui-même palimpseste pour le Nouveau.
Plus largement, ce long poème en prose est une ode à la subversion, ne serait-ce que parce que, avec cent vingt pages, Guillaume Basquin dépasse largement la limite officielle de deux cent quatre-vingts signes permise par X, anciennement Twitter. Rien ici n’est comme il paraît : Tweet n° 1 se compose de neuf tweets (aujourd’hui rebaptisés posts), dont la ressemblance avec les gazouillis d’X tient uniquement à la violence faite à la grammaire.
Et puis, au-delà (ou en deçà ?) de la référence biblique, il y a la référence à Jean-Jacques Schuhl, véritable écrivain canonique pour Basquin – il lui avait consacré une monographie –, auteur de Telex n° 1. S’il y a cinquante ans Schuhl traduisait l’expérience cinématographique en prose, Basquin effectue une mise à jour, pour prendre en compte les réseaux sociaux. Comme son modèle, Basquin a un faible pour les signes, surtout ceux situés à la fin de l’alphabet. Y a-t-il un autre palimpseste caché derrière tout cela, celui du Sonnet en X ? Steven Sampson

Patricia Sustrac et Alexander Dickow offrent ici une somme digne de l’humanité inépuisable de l’écrivain Max Jacob. Elle incarne une étape décisive dans le renouvellement de la réception de son œuvre amorcé depuis déjà trente ans. Plus de 800 pages, 424 notices, 72 contributeurs, il n’en fallait pas moins pour évoquer la figure devenue légendaire d’un poète aussi protéiforme que polygraphe.
Nous pouvons fréquenter cette oasis de science sûre comme un grand cabinet de curiosités où l’on entre et sort à volonté. Par exemple :
– L’amitié. Elle a été pour Jacob le « clou auquel il a suspendu sa vie » (à Bronislaw Horowicz, 30 décembre 1943). Elle s’atteste au fil d’une correspondance exceptionnellement vivante (7 807 lettres recensées) avec de nombreux écrivains et artistes de son temps.
– La poésie. Elle allie émotion et volonté. C’est la profération d’un cri, mais « un cri habillé ». Alternant le pastiche, la parodie et la gravité mais jamais corrosive, « la tendresse et la grâce restent les traits dominants de cette poésie, d’un lyrisme frais et printanier » (A. Dickow).
– La joie. Max Jacob en est un grand témoin, jusque dans sa mort à Drancy sous le joug des nazis. Témoin du Christ au cœur même des horreurs et des versatilités, Max demeure un trait d’union impérissable entre la passion d’aimer, d’écrire et de croire. La science poétique de l’empathie. Claude Tuduri
Fameux dans la mémoire juive, le pogrom de Kichinev est mal connu. On ne sait pas trop où est cette ville et quand ce pogrom eut lieu. Pourtant ce massacre de 1903, dans une ville de Bessarabie aujourd’hui capitale de la Moldavie, alors dans la « zone de résidence » de l’Empire russe, a imposé dans le langage commun le terme de « pogrom ». C’est sans doute le mot russe le plus connu dans le monde. Le déroulement du premier massacre, les 6 et 7 avril 1903 (il y en a eu un second en octobre 1905), est très bien documenté, des archives sont disponibles, y compris des photos, et des témoignages, notamment ceux collectés pendant cinq semaines au lendemain du pogrom par le grand poète en langue hébraïque Haïm Nahman Bialik.
Zipperstein consacre un chapitre détaillé à cette histoire mais ce n’est pas le premier. Il ouvre sa réflexion sur la « notoriété terrifiante » du mot pogrom depuis le massacre. Et, à partir de ses multiples investigations, il « étudie l’ombre peu commune projetée par une émeute qui dura à peine plus d’une journée et demie. En réalité, les pires violences se produisirent en l’espace de trois ou quatre heures ». Inspiré « par la plus noire des accusations moyenâgeuses – celle du meurtre rituel », il fit 49 victimes assassinées, et de nombreux viols par les émeutiers qui investirent une grande partie de la ville.
Trois thèmes dominent le livre. L’historien cherche d’abord à comprendre pourquoi les Juifs de Kichinev « furent réellement atterrés par la férocité du pogrom » alors que « peu de choses dans les rythmes quotidiens de la vie locale auraient pu anticiper un événement pareil ». La cohabitation des deux communautés était plutôt bonne. Il étudie ensuite comment ce massacre a été représenté, et le rôle particulier d’un long poème de Bialik, Dans la ville du massacre, considéré « comme l’œuvre poétique la plus influente écrite dans une langue juive depuis le Moyen Âge ». Il s’interroge enfin sur les liens entre ce pogrom et la rédaction des Protocoles des Sages de Sion, le « pamphlet antisémite le plus largement cité au monde ». Il a été écrit et publié peu après le pogrom, en 1904.
Cet extraordinaire travail historique va bien au-delà d’une seule contextualisation et restitution d’un événement marquant, d’un récit mal connu très souvent enseveli sous une masse de faux témoignages. L’analyse de Zipperstein en fait un cas d’école, intrigué par cette concomitance entre le vrai et le faux. Il nous fait comprendre comment le souvenir du pogrom de Kichinev a vécu dans la mémoire juive, et finalement est devenu « aux yeux de beaucoup le moyen final, définitif, d’enterrer la plus lancinante de toutes les questions sur le sort des Juifs de Russie » : rester dans l’empire ou partir, interrogation lancinante qu’un historien juif a résumée par cette formule : « Ici ou là et si là, où ? » Jean-Yves Potel
L’autrice tahitienne signe un nouveau recueil ; plus exactement, elle ajoute sept nouveaux récits aux sept qui constituaient Et la mer pour demeure, paru en 2022. Dans son style toujours cadencé, où pointe souvent l’indignation, elle évoque le triangle infernal de l’amour, de l’argent et de la mort, qui génère toujours de nouvelles configurations. Peut-on accepter l’adultère, les violences faites aux femmes, aux enfants ? Peut-on accepter la pauvreté, la prostitution, les personnes transgenres ? Peut-on accepter la mort d’un proche ? Et si l’on ne peut pas, jusqu’où cela peut-il mener ? Toutes sortes de drames se jouent ici en quelques pages, souvent avec une chute qui tient en quelques lignes.
Le collectif se superpose à l’individuel. La nouvelle « Rosalie » examine, par exemple, la question des mères porteuses, qui ravive les souvenirs de l’époque coloniale puisque c’est le couple tahitien qui renonce à garder l’enfant, prêt à accepter de l’argent, et le couple français qui souhaite en avoir un, prêt à payer. L’adoption se drape d’arguments pseudo-anthropologiques pour se donner bonne conscience : « « l’adoption une tradition polynésienne » / un don appelant un contre-don […] / qu’en savent-ils du don et du contre-don / don d’une vie pour faire renaître un nom un ancêtre / avec la généalogie avec la terre avec le patrimoine avec la fonction / pour la paix dans la famille et la société […] / qu’en savent-ils / de ces femmes qu’on réduit qui se réduisent / à être des mères porteuses pour la survie pour la vie ».
Chantal T. Spitz allie une puissance verbale qui rappelle parfois Une saison en enfer à une intime connaissance des réalités vécues par les peuples du Pacifique, telles qu’elles ont pu être décrites par d’autres auteurs et autrices de la vaste Océanie, réalités qui résonnent au-delà grâce à des thèmes universels. Sophie Ehrsam