La guerre dans la vie

Avec La mère des palmiers, Nasim Marashi signe un récit poignant sur les séquelles invisibles laissées par la guerre Iran-Irak. À travers l’histoire d’un couple brisé par le deuil et l’exil, elle explore la mémoire collective et les blessures intimes des survivants. Ce roman, porté par une écriture à la fois brute et poétique, interroge le poids du passé et la possibilité d’une reconstruction après l’horreur.

Nasim Marashi | La mère des palmiers. Trad. du persan (Iran) par Julie Duvigneau. Zulma, 288 p., 22 €

Au cours de la dernière décennie du XXe siècle, la littérature romanesque persane a connu un profond renouveau, reflétant les bouleversements sociaux, culturels et politiques de l’Iran contemporain. Cette période de transformations rapides a vu émerger des voix littéraires, en particulier féminines, variées et audacieuses qui explorent plus frontalement les enjeux du présent. Les textes se centrent sur l’intime, les enjeux sociaux, plutôt que sur une exaltation nationaliste et des idéaux généraux. C’est une vraie bascule générationnelle qui aborde de front les thèmes contemporains – l’identité, le genre, la guerre, la solitude, la migration, la discrimination et la violence. Ces œuvre qui bousculent une tradition modifient en profondeur les formes du récit, renouvellent les imaginaires, altèrent les valeurs. Elles se diffusent autrement, plus librement, via des plateformes et les réseaux sociaux qui facilitent la circulation des textes, leur diffusion, s’affranchissant grandement des contraintes éditoriales et de la censure.

L ’œuvre de Nasim Marashi incarne ces profondes mutations. Née en 1984, c’est une romancière, scénariste et journaliste engagée dont le premier livre, L’automne est la dernière saison, (Zulma, 2023) a connu un franc succès. Avec La mère des palmiers, elle livre un récit de guerre d’une intensité rare. Son écriture, sincère et empreinte d’émotion, nous plonge au plus près des souffrances et des angoisses de personnages marqués par l’Histoire. À travers eux, elle ravive les blessures encore ouvertes et les peurs qui traversent la société iranienne. Mais Marashi ne se contente pas de raconter la guerre. Elle nous emmène au plus profond de l’intime, explorant les cicatrices laissées par le conflit au sein d’une famille ordinaire. Son récit, d’une grande finesse, nous rappelle que la guerre ne se résume pas aux combats,qu’elle s’immisce dans les vies, transforme les relations et laisse des traces indélébiles.

Nasim Marashi, (2025), La mère des palmiers
Nasim Marashi © Florence Brochoire

Le roman retrace les destins tragiques de Rassoul et de Naval, un couple détruit par la guerre Iran-Irak, et explore l’impact profond de ce conflit sur leur existence. Dès les premières pages, on est plongé dans une atmosphère de deuil et d’incertitude. Rassoul, un homme brisé, part à la recherche de son épouse disparue. Il finit par la retrouver dans un lieu étrange, au milieu de palmiers calcinés par la guerre, qu’elle soigne avec une sorte de ferveur mystique. Ce voyage n’est pas seulement physique, il constitue aussi une plongée fascinante dans le passé. 

Naval et Rassoul sont jeunes lorsqu’ils se marient, et l’ombre de la guerre s’abat rapidement sur eux. Dès les premiers jours du conflit, leur fils aîné, Charhan, meurt dans un bombardement. Cette perte irréparable les déséquilibre profondément. Naval, consumée par le chagrin, ne trouve ni refuge ni temps pour faire son deuil. La guerre ne lui laisse aucun répit ; elle tombe enceinte et  met au monde deux filles, sans que son désir obsessionnel d’un fils qu’elle imagine être  seul remède à sa détresse ne s’éteigne. Quand elle tombe enceinte d’une fille à nouveau, son désespoir atteint un sommet tragique : elle échange secrètement son enfant contre un garçon à l’hôpital. Ce geste irréversible la hante l’entraîne inéluctablement vers la folie. Rassoul, quant à lui, n’est plus que l’ombre de lui-même, usé. Son amour demeure intact, mais il ne parvient ni à comprendre son geste ni à la retenir lorsqu’elle finit par s’exiler. Lorsque il la retrouve, elle s’est réfugiée dans une communauté coupée du monde, prenant soin des palmiers défigurés la guerre. Ce décor n’est pas anodin : il incarne à la fois la destruction et la résilience, le passé mutilé et un espoir fragile de renaissance. Mais peut-on vraiment reconstruire après un tel traumatisme ?

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À travers l’histoire de Naval et Rassoul, La mère des palmiers met en lumière un aspect trop souvent négligé de la guerre : celui des survivants qui doivent composer avec l’absence et la douleur. Ce n’est pas un récit sur les combats et les champs de bataille, mais sur les vies qui continuent malgré tout, sur les veuves, les mères, les hommes brisés qui tentent de reprendre le fil de leur existence. L’image des palmiers brûlés, qui revient comme un leitmotiv, est un symbole puissant. Les palmiers, si emblématiques du Sud de l’Iran, s’imposent comme les témoins silencieux du carnage, mais aussi les seuls êtres vivants que Naval parvient encore à protéger. Ils incarnent l’espoir d’une guérison, si infime soit-elle. L’autre grand symbole du roman est l’échange d’enfant. Ce geste tragique de Naval illustre son incapacité à accepter la réalité : elle veut effacer la douleur en la remplaçant, mais ce troc n’apporte que plus de souffrance. La maternité, loin d’être un refuge, devient un champ de bataille où elle ne cesse de perdre.

Le récit oscille ainsi entre présent et souvenirs, brouillant parfois les frontières temporelles pour mieux refléter la confusion mentale de Naval et l’incapacité de Rassoul à avancer sans revenir sans cesse en arrière. Il y a dans ces choix et dans l’écriture, quelque chose de brut et de poétique, un entremêlement de descriptions réalistes et d’images symboliques. La guerre n’est pas montrée de front, mais son ombre plane sur chaque mot, chaque silence. Ce n’est pas un récit héroïque, mais la chronique de vies brisées, une exploration subtile de la mémoire collective d’un peuple marqué par une guerre interminable.

Le livre a provoqué un débat en Iran lors de sa parution sur la représentation de la femme, certains lui reprochant une vision caricaturale de la féminité et de la maternité. La romancière s’est défendue de toute universalisation, d’essentialisme ou d’idéologisation, expliquant le statut singulier d’un personnage qui reflète plutôt une époque, des tensions et des empêchements. On est bien loin en effet d’une vision stéréotypée ou sacrificielle d’un personnage féminin qui incarne un certain désespoir féminin qui ne trouve pas d’expression en Iran. C’est pourquoi ce roman raconte une guerre, les traces indélébiles qu’elle laisse sur les êtres. La mère des palmiers est une œuvre douloureuse mais importante qui met en lumière les séquelles profondes laissées par la guerre sur des générations entières. Loin de glorifier le sacrifice, il questionne la place du deuil, de la maternité et de la reconstruction après un traumatisme national. On y perçoit une puissance narrative et une réflexion passionnante sur la mémoire et la douleur collective. C’est un roman qui nous rappelle que la guerre ne cesse pas avec la fin des combats, qu’elle continue dans l’ esprit de ceux qui restent. Et parfois, comme les palmiers incendiés, il faut des années, voire des décennies, avant qu’il ne repoussent.