Sous Pol Pot, le langage ne trompait pas

En étudiant minutieusement un cahier des enseignements prodigués par Duch, le chef de la tristement célèbre prison S-21 au Cambodge où furent tués des milliers de femmes et d’hommes, Anne-Laure Porée décrypte la langue des bourreaux. Un livre passionnant d’une anthropologue qui, à la manière de Victor Klemperer pour la langue du Troisième Reich, révèle la manière dont le régime des Khmers rouges a fait du langage une arme meurtrière.

Anne-Laure Porée | La langue de l’Angkar. Leçons khmères rouges d’anéantissement. La Découverte, coll. « À la source », 256 p., 20 €

Il y a cinquante ans, le 17 avril 1975, le Parti communiste du Kampuchéa, avec à sa tête Pol Pot (1925-1998), prend le pouvoir à Phnom Penh. Pendant quatre années, les Khmers rouges mettent à mort un quart de la population cambodgienne, soit près de deux millions de personnes. Rappelons que l’objectif de l’Angkar – « l’Organisation » – est de liquider, selon ses mots, les « ennemis impérialistes », « corrompus » : d’abord les intellectuels, les ingénieurs, les médecins, puis la population la plus éduquée – Pol Pot considérant qu’« il vaut mieux tuer un innocent que de garder en vie un ennemi ». Ces crimes de masse se déroulent dans de nombreux lieux, de manière indiscriminée dans les campagnes mais aussi dans des camps. Le centre S-21, appelé aussi Tuol Sleng, à Phnom Penh, est le plus connu. On estime qu’entre 17 000 et 20 000 personnes y ont été torturées et condamnées à mort, sous l’autorité de Kaing Guek Eav, dit Duch.

Créées en 2003 par l’ONU, des instances judiciaires internationales, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) ont été lancées en 2006 pour juger les crimes sous l’ère des Khmers rouges. En septembre 2022, après quinze ans d’activité, ces chambres ont été closes en raison de leur coût financier très élevé : si elles n’ont jugé que cinq responsables, elles ont mis en évidence un ensemble d’archives. C’est à l’une de ces terribles et si précieuses archives, « le cahier noir » des enseignements de Duch, l’un des rares responsables condamnés (qui en appel, en février 2012, le fut à la détention à perpétuité), que l’anthropologue Anne-Laure Porée consacre une étude passionnante.

Anne-Laure Porée, La langue de l'Angkar. Leçons khmères rouges d'anéantissement,
Toul Sleng, ancien site de torture appelé « S-21 », (Phnom Penh, Cambodge) © CC-BY-4.0/PsamatheM/WikiCommons

Si le regard de cette chercheuse qui a passé, avant d’entreprendre ce travail, quatorze années comme journaliste au Cambodge est très convaincant, c’est d’abord qu’il déjoue remarquablement un piège. Celui que constitue tout document de cette nature, produit par le bourreau, celui de perpétuer à nouveau l’effroi, de laisser la parole de la haine se répandre encore. On se souvient de la complexité de cette question s’agissant des clichés pris par les nazis pour l’exposition « Photographies de camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999) » à l’hôtel de Sully en 2001. Clément Cheyroux avait choisi de présenter ces clichés sous forme d’un slide show, dispositif qui empêchait la moindre complaisance. Dans son entreprise, Anne-Laure Porée a cette même précaution ; elle s’est ainsi beaucoup appuyée sur le remarquable travail filmique de Rithy Panh avec lequel son livre entretient un dialogue très fécond. Le cinéaste a écrit et réalisé une série de films dont, en 1996, Bophana. Une tragédie cambodgienne (sur le destin tragique d’époux qui, après avoir contribué à la chute du régime corrompu de Lon Nol, s’écrivent puis se perdent de vue, avant d’être tous les deux exécutés en 1976), ou, en 2002, le célèbre S 21, la machine de mort khmère rouge. Ce documentaire sur le « bureau de la sécurité » que fut S-21 et qui est devenu le musée du génocide est comme en arrière-plan du livre d’Anne-Laure Porée. De même, un troisième film, aussi de Rithy Panh, Duch, le maître des forges de l’enfer, sorti en 2011, borde le travail de l’anthropologue, cette dernière le citant quand le besoin s’en fait sentir. Ces échos et citations assumés témoignent du souci de la chercheuse d’être au plus juste de son objet et de produire les meilleures conditions d’écoute pour son lectorat. Il s’agit de lire ce cahier noir à haute et intelligible voix et de faire œuvre de salut public en le décryptant.

La langue de l’Angkar. Leçons khmères rouges d’anéantissement propose à cette fin une étude qui s’inscrit, comme son titre l’indique clairement, dans la lignée du livre de Victor Klemperer : LTI – Lingua Tertii Imperii: Notizbuch eines Philologen (« Langue du Troisième Reich : carnet d’un philologue ») paru en 1947. Anne-Laure Porée adopte, comme pour mieux désamorcer la violence génocidaire, cette même méthode qui consiste à appréhender le langage qui la porte, qui lui donne une forme de rationalité, si subjective qu’elle soit. La langue mise à nu par Klemperer avait ses mots fondamentaux (« sang », « race », volonté »), la langue de l’Angkar a les siens : Dachkhat ([soyons] Absolus !), Koroup viney (respecter la discipline), Roksa kasamngat (garder le secret), A’ (saleté de…), Tfeu noyoubay (faire de la politique), Tfeu tironakam (pratiquer la torture), Khausna (faire de la propagande), Kamtec (anéantir), Kunsambat + kunvibat (Mérites + défauts), Madjaka (la maîtrise)… C’est principalement des cinquante pages du « cahier noir » aux petits carreaux et au titre énigmatique « Listes statistiques du Santebal S : 21 », griffonnées par un élève tortionnaire, que l’autrice a tiré la matière de cette enquête, en l’éclairant par l’imposante littérature produite depuis la chute du régime.

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À partir de ces leçons qui visent à apprendre notamment : « Comment bien torturer pour réussir un interrogatoire en bon révolutionnaire ? Comment présenter un dossier d’aveux qui satisfasse les dirigeants ? », l’anthropologue nous apprend tout autre chose – et ce déplacement intellectuel était très difficile à réaliser –, elle nous apprend avec méthode et patience une langue et son esprit. Elle ne se contente pas de la décrypter, elle en livre la logique et montre la manière dont cette langue est terriblement performative. Ainsi, elle identifie trois principaux mots d’ordre au service des bourreaux (dont certains, considérés comme trop peu « performants », indique t-elle, deviennent ensuite des victimes) : cultiver, trier et purifier, qui structurent, en trois parties, cette plongée dans ce qui est moins un dictionnaire qu’une grammaire de la langue de l’Angkar. Mais là encore, l’anthropologue part de sa source, relève des termes récurrents et en propose moins des définitions que des traductions. « Le cahier noir ne dit pas tout ce qui s’est passé au Kampuchéa démocratique, mais ce précipité, au sens chimique du terme, de la doctrine et des pratiques des Santebal (les interrogateurs) entre en résonance avec le vécu de nombreux Cambodgiens, sous les Khmers rouges parce qu’ils ont entendu les mêmes mots partout dans le pays. »

Il faut entendre ce mot de traduction, non comme se rapportant au sens d’un mot ou d’une expression, mais comme concernant les acteurs de l’anéantissement : chaque mot contient un ensemble de gestes qui consistent à humilier et à éliminer toute forme d’adversité, la moindre critique, la plus petite des oppositions. Anne-Laure Porée note qu’à S-21 jamais aucune tâche dans le processus d’élimination n’est déléguée, comme si rien ne devait échapper à l’Angkar. Cet anéantissement suit une série d’étapes que les analyses de l’anthropologue examinent du début à la fin, l’inévitable exécution. Mais l’étude met aussi l’accent sur les « exercices » auxquels les agents sont eux-mêmes soumis – on lira avec un intérêt particulier les pages sur les autocritiques écrites, véritable injonction autobiographique, que nous donne à lire l’anthropologue. 

On l’aura compris : La langue de l’Angkar est de ces ouvrages qui, à partir d’une source unique, non seulement éclairent un événement historique dramatique mais nourrissent la compréhension de ce qu’est le totalitarisme. Anne-Laure Porée fait œuvre d’historienne mais elle contribue aussi, par l’analyse des mots contenus dans ce cahier noir à petits carreaux, à une anthropologie du mal.

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