L’ethnologue française Anne Yvonne Guillou a mené une enquête de terrain pendant plus de quinze ans dans un village du Cambodge pour appréhender le traitement des morts sans sépulture, victimes du génocide perpétré par le régime de Pol Pot. Pour savoir comment les autorités mais aussi et surtout les sociétés civiles ont pris soin de ces morts non familiaux. Par ce travail d’une très grande finesse, des pratiques non calquées sur les pratiques occidentales des génocides sont mises en lumière quarante ans après l’extermination de près d’un quart de la population par le régime des Khmers rouges.
Entre 2006 et 2022, Anne Yvonne Guillou a passé deux mois chaque année dans le village rural de Kompong Trolach au Cambodge pour vivre auprès des populations – il faut d’emblée souligner la longue durée de cette enquête qui a permis à l’ethnologue de ne pas être prise dans les événements et de chercher patiemment à saisir les permanences. Ce village a la particularité d’être adossé au sanctuaire d’un esprit tutélaire de territoire très fameux nommé Khleang Mueng, lieu de pèlerinage et de culte quotidien. La chercheuse n’est pas arrivée avec ses résultats, elle s’est immergée dans son terrain pour penser souvent contre elle et ses concepts. Elle a bien sûr observé l’ensemble des dispositifs mis en place par les autorités, ossuaires, monuments et musées. Mais elle a souhaité ne pas s’engouffrer dans la personnalisation du traumatisme, n’a pas cherché à faire parler les villageois sur ces morts qui n’étaient pas les leurs. Elle a refusé la méthode biographique qui consiste à mener des entretiens sur la mémoire individuelle génocidaire mais a vécu avec cette communauté, relevé les minuscules présences de la mort dans les discours de la vie ordinaire, surprise de voir que ces victimes du génocide surgissent là où on ne les attendait pas. « À côté des formes mémorielles, tissées sur la trame politique et nationale officielle, une autre forme affleurait alors souvent et continue toujours d’affleurer aujourd’hui dans le quotidien. Il s’agit de réminiscences fulgurantes, souvent suscitées par le contexte, une conversation, un rappel sensoriel, donnant lieu à un commentaire plus ou moins bref. »
Pour mener une entreprise d’une telle exigence, celle d’une anthropologie postcoloniale, Anne Yvonne Guillou a repris la notion de trace qu’Élisabeth Anstett et Luba Jurgenson avaient mobilisée dans leur travail sur la mémoire post-soviétique (Le Goulag en héritage, Petra, 2009). La trace y est entendue comme « une empreinte, une marque laissée sur des façons de faire, de dire et de voir, une inscription ou une signature dans les écrits littéraires ou encore un vestige ou un reste, objet de patrimoniaIisation ou de mémorialisation ». L’ethnologue a utilisé sur son terrain cambodgien cette notion à la plasticité évocatrice, ici des cicatrices laissées dans les corps et les psychés des survivants, là des marques des paysages, ailleurs une présence des cadavres encombrante et massive dans l’espace public, sans négliger les inflexions subtiles de certains rituels funéraires. En développant une anthropologie de la trace, sans faire l’impasse sur le savoir ethnographique depuis les travaux fondateurs de Georges Condominas, Anne Yvonne Guillou propose une analyse de l’effort collectif pour vivre au présent, sans pour autant, comme il se dit beaucoup, laisser ce passé sur le bord du chemin : « les Cambodgiens avec lesquels j’ai vécu au cours de cette longue enquête n’ont eu de cesse de rétablir les horloges sociales antérieures au régime du Parti communiste du Kampuchéa. » Le premier de ces temps collectifs fondamentaux est le temps cyclique : « celui des saisons agricoles et de la mousson, alternant humidité et sécheresse, de la pousse du riz des rites calendaires et du rendez-vous entre vivants et défunts, protecteurs et garants de bonne récolte. C’est aussi le temps du cycle des morts et des renaissances, dans lequel doivent reprendre place les morts dont les corps sont restés jusqu’à ce jour dans les champs et sur les chantiers. »

Le chapitre sur la manière dont les rituels traditionnels intègrent cette présence des malemorts du génocide est particulièrement passionnant car il s’oppose à l’exceptionnalité que le pouvoir politique voulait leur donner. Ces cérémonies obéissent aux principes de la politique mémorielle nationale construite par l’État-parti avec l’aide de conseillers vietnamiens dès 1979 : ces commémorations locales prirent en charge les restes humains dans l’espace public en inventant de nouvelles cérémonies à partir du rituel existant mais en épousant aussi le contexte politico-diplomatique. Anne Yvonne Guillou montre comment la cérémonie annuelle des défunts obéit à une logique inverse, qui n’a pas pour effet de rattacher les victimes du génocide khmer rouge à une époque et à une cause particulière de décès, mais de les replacer dans un ordre général des êtres, vivants et morts, conforme aux principes bouddhiques. L’opération a des formes diverses : elle a consisté notamment à prendre en charge ces corps non familiaux, en les rassemblant sous de grands arbres, « suggérant des lieux particuliers, susceptibles de devenir puissants ».
Cette intégration leur permet de retrouver « toutes leurs chances ». La création d’un outil catégoriel spécifiquement destiné aux morts du génocide et ayant pour fonction de faire d’eux des morts d’exception est étrangère à la pensée de la cérémonie annuelle, le jour des défunts, « qui s’attache au contraire à les replacer dans les catégories habituelles des défunts, effacer une discrimination conceptuelle qui leur serait néfaste, au moment où leurs efforts doivent porter sur l’entrée et la progression dans le Flot du cycle de renaissance ». En ce sens, la cérémonie annuelle est autant une commémoration qu’un effacement des traces de malemort. Et Guillou de conclure sur l’hypothèse suivante : « Témoin de la reprise de la cérémonie annuelle au début des années 90 après l’interdiction des années communistes provietnamiennes, j’en ai gardé l’impression durable d’un soulagement général comme si l’atmosphère du Cambodge s’en était trouvée plus légère. »
Le regard ethnologique que développe Anne Yvonne Guillou est très précieux, essentiel devrait-on dire. S’il ne s’oppose pas aux travaux sur le traitement judiciaire du génocide, il met l’accent de façon inédite, et souvent contraire au discours général, sur la manière dont la société cambodgienne, plutôt que d’adopter une posture post-traumatique qui continuerait à faire exister le régime de Pol Pot, l’efface, non pour nier ses crimes, non pour « réconcilier » les populations, mais pour rendre possible la vie dans ce territoire où nombre de charniers inconnus demeurent, pour pouvoir marcher plus « légèrement » sur cette terre que toutes et tous savent meurtrie.