Celso Castro a-t-il entendu Rimbaud lui seriner qu’il faut être absolument moderne ? Ce romancier et poète galicien nous donne ici un récit parfaitement déjanté, dans une traduction d’Isabelle Dessommes, par ailleurs éditrice d’« Arpents de Sud », soucieuse d’écriture d’avant-garde et vouée à la diffusion de la littérature de langue espagnole, avec au catalogue ici Diego Pita, un Espagnol de Californie, là le Péruvien Eduardo Huárag.
Et aujourd’hui cet écrivain né en 1962 en Galice, région celtique de l’Espagne qui semble destinée à la subversion depuis que Camilo José Cela publia, au lendemain de la guerre civile, La famille de Pascal Duarte, livre interdit en 1942 par le régime franquiste. Et Celso Castro, à travers ses personnages fantasques et un protagoniste aussi « étranger » que rebelle, entend nous surprendre et nous retenir. Avec un texte qui déconcerte au départ par sa typographie, son rejet de toute majuscule, y compris pour les noms propres, et une disposition particulière des points, virgules et tirets, avec de surcroît l’absence de tout point d’exclamation ou d’interrogation, à contre-courant donc d’une littérature le plus souvent emphatique.
Un homme et trois femmes se partagent le récit, divisé en trois volets : livre de rosalía, livre d’esther, livre d’iris. Est-ce Rosalía de Castro qui a inspiré Celso Castro ? Si l’on admet le ludisme d’un texte dont l’humour et l’ironie ne manquent pas de sauter aux yeux, on présume que ce romancier met ses pas dans ceux de la glorieuse écrivaine dont il partage le patronyme. On a récemment publié la traduction du meilleur roman de Rosalía de Castro (1837-1885), tenue pour la fondatrice de la littérature galicienne moderne, L’homme aux bottes bleues (Folle Avoine, traduction Geneviève Duchêne, 2023), qui met à mal tous les genres d’écriture alors en usage à la faveur de cette brume ensorcelante nappant cette terre, que la romancière définit ainsi : « Ce monde est un abîme et qui y pénètre ne sait ni ce qui adviendra de lui-même, ni ce qu’il sera amené à faire ou à voir ». Or, quelle terre apparaît dans cet Accordeur d’intérieurs ? Un univers en déliquescence dans lequel évolue un jeune homme meurtri d’angoisse qu’il ne soulage qu’avec force rasades de cognac et des brins de hachich qu’il a du mal à rouler en joints, quand il n’a pas quelque « buvard » à se mettre sous le nez.
Il vit avec sa grand-mère depuis que sa mère est morte (suicidée ?). Cette dernière était fort déséquilibrée, se mettant volontiers nue devant son fils, dans quelque transe démente ; quant à la grand-mère, guère mieux équilibrée, qui prétend, en parfaite invraisemblance, s’être promenée dans la Vienne du XIXe siècle au bras de Gustav Mahler (mort, rappelons-le, en 1911), elle voit constamment, sous ses yeux enfiévrés, le fantôme de sa fille déambuler dans la maison. Et donc le protagoniste a quelque mal à s’accommoder à ce monde qui fuit son regard et lui est hostile, ou étranger : son meilleur ami, drèk (jamais de majuscules) – « drèke comme le pirate anglais » (Francis Drake, certes) –, cacique des drogues et voyou de première, est foudroyé de trois coups de revolver. Quant à rosalía, elle n’est que la serveuse du bar qui remplit volontiers son verre en essayant de lui apporter quelque chaleur ; et d’ailleurs la grand-mère aimerait bien qu’il soit plus tendre avec cette fille de salle, voire l’épouse, plutôt que de fréquenter cette splendide esther, dont il est fou amoureux, et son amie iris, toutes deux passablement shootées. Il y aura échange de baisers, et esther ira même jusqu’à glisser sa langue dans sa bouche, chambardant l’idée que le jeune homme se fait de l’univers et de la vie : « je pouvais me considérer comme très chanceux de l’avoir connue et de l’avoir serrée dans mes bras et d’avoir senti couler dans mes veines pendant quelques semaines, à peine deux mois, l’univers entier et vivant et de me sentir à part, à l’abri de stériles atermoiements. »

Mais c’est un amour sans espoir, car cette beauté fatale est éprise d’un homme qui vit à Saint-Pétersbourg et exerce un métier bien singulier : « accordeur d’intérieurs » – en espagnol afinador de habitaciones, littéralement « accordeur de chambres », et l’on appréciera l’astucieuse traduction qui renvoie à un métier plus convenu, celui d’architecte d’intérieur. Mais, égaré dans les brumes galiciennes, le lecteur se demandera de quoi il s’agit, car enfin ce métier n’existe que dans une réalité surréelle. On n’oubliera pas qu’un autre maître de la littérature galicienne est Álvaro Cunqueiro (1911-1981), dont les Chroniques du sous-chantre (L’Harmattan, 2011) campent une Bretagne fantasmée avec sa résurgence de l’ankou (mythe celte de la mort) et d’autres fantômes, ce dont se souvient peut-être Celso Castro. Comment s’étonner, en effet, qu’il puise à ce fonds d’irréalité et de fantasmagorie ? Et donc le prince ilitch, fiancé de la belle esther, est un maître musical des pierres de toute maison. Le grand rêve de sa vie est d’« harmoniser les eaux et les pierres » afin de « venir à bout de la souffrance des gens » ; mimétique en diable, voilà notre protagoniste affairé à sa flûte pour chercher quelle note correspond à tout lieu habité :
« j’émettais un –aaaaaa– très prolongé, du son le plus grave au plus aigu pour chercher le point de résonance maximal, puis je cherchais sur la flûte à quelle note ça correspondait, et, par ce simple procédé, j’ai découvert que la cuisine était accordée en ré, et la salle de bains en la dièse… et dans ma chambre… il se passe une chose très étrange, et extrêmement désagréable, ce –aaaaaa…– obtient une réponse et semble se prolonger hors de la pièce –aaaaaaaaaa…– et alors là, j’ai laissé tomber parce que j’ai eu peur que ma mère n’interprète de travers ce simple travail spéculatif et n’aille s’imaginer que j’essayais de communiquer avec elle. »
Et l’on comprend ainsi que ce jeu de langue et de son n’est pas aussi ludique qu’il y paraît car il conduit, irrémédiablement, à la mort, omniprésente dans ce livre comme dans toute la culture celte, qu’elle soit de Galice ou de Bretagne, si l’on songe aux contes funèbres d’Anatole Le Braz. Le lieu où vit le protagoniste est une maison hantée – la mère défunte est partout présente –, et l’on voit bien d’où naît l’angoisse de cet adolescent – il n’a que dix-sept ans –, orphelin livré à lui-même : « j’étais si désespéré, avoue-t-il, que je suis sorti pour boire la ville tout entière, j’ai écumé tous les bars ». Mais que fait-il d’autre que boire du cognac ou aspirer au baiser de l’une ou de l’autre des jeunes filles ? Il travaille à la bibliothèque de son oncle et tire de là – outre quelque argent qu’il offrira, finalement, à esther pour qu’elle aille rejoindre son ilitch – l’infinie culture dont il truffe ses pages : de Nietzsche à Kafka en passant par Pessoa ou Maïakovski, une littérature de circonstance, n’est-ce pas ! sans oublier le roman picaresque espagnol, de Lazarillo de Tormes à Guzmán de Alfarache, deux antihéros emblématiques du Siècle d’or espagnol, dont le destin de « gueux » court en parallèle à celui qui se prend pour un héros de roman. Héroïque, en effet, peut apparaître, en dernier ressort, ce jeune homme si pénétré des choses de la vie, de leur dramatisme comme de leurs frustrations, aussi fantasque que cet ilitch qui renvoie aux tours et détours du roman russe, dans de jolies notes musicales où, si la symphonie qu’il préfère est la Quatrième de Mahler, grand-mère oblige, c’est finalement la Deuxième qui l’emporte, celle à laquelle Mahler donna pour titre le dernier mot de ce texte fabuleux : « résurrection ».
À qui voudra bien entrer dans ces portes claquantes en cherchant quelle note musicale correspond à cette pièce littéraire, avec peut-être en arrière-fond l’adagietto de la Cinquième Symphonie de Mahler qui fit tant pour le succès de Mort à Venise, le film de Visconti, et si le mode est majeur (Quatrième de Mahler) ou mineur (Deuxième Symphonie), ou si le dièse l’emporte sur le bémol, la surprise annoncée est totale, avec en prime le plaisir du texte.