En rêvant avec Bergson  

Relisant certaines œuvres littéraires du XXe siècle siècle – de Rivière à Handke en passant par Benda, Paulhan et Thibaudet – à travers le prisme de l’influence que Bergson a exercée sur elles, Clément Girardi observe une tension entre création et résistance, pensée et images, propre selon lui à la littérature et à la critique. Mais cette musique bergsonienne qui accompagne la littérature ne vient-elle pas « après un rêve » ?

Clément Girardi | Écrire avec et contre Bergson. Honoré Champion, 348 p., 58 €

Dans La gloire de Bergson (Gallimard, 2007), François Azouvi décrivait la fortune du bergsonisme et montrait comment une philosophie née au sein de milieux savants peut déborder son domaine de départ pour devenir un phénomène culturel. Dès les débuts de son magistère, le nom de Bergson est devenu celui d’une esthétique et d’un style qui n’ont pas seulement affecté la philosophie, mais aussi la littérature et les arts. Bien des œuvres littéraires, à commencer par celle de Proust, ont été dites « bergsoniennes ». Ce qu’on a appelé après la Première Guerre mondiale la « crise de l’esprit » revendiqua souvent un sursaut spirituel bergsonien. Il n’a pas manqué, notamment depuis Thibaudet, Charles du Bos, Georges Poulet, Albert Béguin, de critiques littéraires qui se sont réclamés de lui (Jean-Pierre Richard disait même que Simenon était un auteur « bergsonien » ), sans parler des philosophes (surtout catholiques, ce qui ne manque pas de sel quand on sait que Bergson fut mis à l’index) Étienne Gilson, Jacques Chevalier, Vladimir Jankélévitch, Jean Guitton, et même des théologiens comme Teilhard de Chardin. Bergson a autant vécu dans ses critiques, comme Benda et Politzer, que dans ceux qu’il a inspirés. Son prestige pâlit un peu après son pseudo-dialogue avec Einstein, ensuite avec l’envahissement de la vie intellectuelle par Sartre puis les structuralistes, mais le bergsonisme reprit des couleurs avec Deleuze, et connaît aujourd’hui un vrai revival ; peut-être, comme l’a suggéré l’un de ses interprètes reprenant un ancien slogan, porte-t-il des consolations. 

Le livre de Clément Girardi à la fois s’inscrit dans ce renouveau bergsonien et s’en démarque par l’ambition de ne pas seulement faire de l’histoire littéraire (s’il avait voulu le faire, il aurait dû traiter de Proust) mais de lire la trace de Bergson et de certaines de ses problématiques dans l’œuvre de plusieurs écrivains : Julien Benda, Jacques Rivière, Jean Giraudoux, Jean Paulhan, Albert Thibaudet, Charles Péguy et Peter Handke. Certains d’entre eux, comme Thibaudet et Péguy, se sont revendiqués bergsoniens, mais ce qualificatif est étrange pour un Benda, un Paulhan ou, encore plus, un Handke. Clément Girardi n’entend pas désigner par sa liste des auteurs qui auraient suivi Bergson dans ses doctrines ou son style, mais des auteurs qui se sont confrontés à lui par un double mouvement, à la fois de création et d’action, qui les porte à essayer d’aller dans le sens de Bergson, donc avec lui, mais en essayant aussi de le faire revenir sur ses pas, donc contre lui. Clément Girardi veut voir dans ce double mouvement une illustration de la théorie bergsonienne de la mémoire, exposée dans Matière et mémoire sous la forme de l’image fameuse du cône inversé, qui figure, dans sa partie large, notre relation au passé, et, dans sa pointe, notre relation à l’action présente.

Clément Girardi, Ecrire avec et contre Bergson
« Cônes », Bert Flugelman (National Gallery of Australia Sculpture Garden, 1982) © CC BY-SA 2.0/Russellstreet/Flickr

Girardi distingue parmi ses auteurs ceux qui entendent maintenir l’élan bergsonien tout en l’engageant à revenir sur ses pas. Ces « mainteneurs », selon une terminologie de Paulhan, sont à la fois avec et contre Bergson, et ne peuvent être au fond avec lui, car la mémoire bergsonienne manifeste à la fois l’action, qui va de l’avant, et le rêve, qui résiste à celle-ci, dans une forme de tension permanente. Ces auteurs, nous dit Girardi, veulent reproduire la pente créatrice de la mémoire et de la vie bergsonienne dans la fiction, par une forme de « littérature immédiate » : c’est le cas de Jacques Rivière, dont il analyse très longuement la correspondance avec Alain-Fournier, mais en admettant que Rivière lui-même ne fait jamais de référence explicite à l’auteur de L’évolution créatrice, et c’est aussi le cas, plus problématiquement, chez Handke, dont on a du mal à voir ce qu’il vient faire dans ce tableau, sinon qu’il se rattache à la métaphysique bergsonienne par sa réflexion sur l’acte de création.

Clément Girardi voit aussi chez Giraudoux des allusions, fugaces dans un texte nommé America, America, et implicites dans Suzanne et le Pacifique, dont l’héroïne, nous dit-il, « aime son monde, mais se demande si elle sait y être entièrement présente… Elle est bergsonienne, non seulement au sens où elle incarne un certain élan de création, un certain rapport sympathique au monde, mais au sens où Giraudoux la construit de manière bergsonienne, par un jeu d’inscription à l’intérieur de plusieurs personnages successifs qui servent à faire comprendre la singularité de son mouvement ». Si « bergsonien » désigne ce genre de récit, alors presque toute la littérature romanesque est bergsonienne. L’analyse des hésitations de Paulhan quand il dénonce dans Les fleurs de Tarbes la « terreur dans les lettres » est plus convaincante. Paulhan dénonce, dans la littérature contemporaine, l’oubli de la rhétorique et des lieux communs. Il rejoint Bergson dans sa méfiance à l’égard des mots, mais s’éloigne de lui quand il nourrit l’idée d’une pensée sans langage. Les mêmes tensions se retrouvent, selon Girardi, chez Thibaudet, critique « bergsonien » s’il en est, auteur d’un livre, Le bergsonisme (NRF, 1923), qui entend pratiquer sur ses auteurs de prédilection, comme Mallarmé et Flaubert, une critique créatrice, qui est, selon ses termes, une durée qui dure, « concrétion suprême et fixe de durée ». Il veut échapper à l’intelligence pour aller à l’intuition des œuvres dans le mouvement du temps, mais il se fait géographe et critique technicien. Girardi lit la même dualité chez Péguy, quand dans Clio il célèbre à la fois la mémoire, qui restitue le passé, et le pouvoir de la fiction, qui lui échappe, par un va-et-vient qu’il retrouve chez tous ses auteurs d’un bout à l’autre du cône magique.

S’il y a un auteur qui à la fois confirme et infirme le projet de ce livre, c’est bien Julien Benda, qui veut voir l’ombre maléfique de Bergson planer sur l’ensemble de la production littéraire, artistique et philosophique de son temps, dans lequel il ne voit que fascination pour le mouvement et l’ineffable. Benda, selon Girardi, plaque sur les écrivains de son temps ses propres catégories abstraites, en faveur d’une conception de la philosophie comme anti-littérature au service de l’immobilité et de l’immutabilité de la raison. Il manquerait ainsi ce que la littérature a de propre, une pensée de l’essai, de l’inachevé et du mouvement dans l’écriture, suivant bien en cela Taine qui disait : « littéraire donc vague ». Même si Paulhan et Péguy se laissent aller un temps à suivre certaines critiques de Benda contre Bergson, il n’y a pas de compromis possible entre la raideur bendaïenne et la fluidité des écrivains « mainteneurs » qui entendent résister à Bergson en même temps qu’épouser ses directions. C’est en grande partie parce que Bergson et Kant, dont Benda était familier par l’intermédiaire de Renouvier, ne peuvent pas plus se mélanger que l’huile et l’eau.

Mais, même s’il est vrai que Benda n’a pas toujours bien servi sa cause en brandissant Minerve face à des muses évaporées et en adoptant une défense elle-même passionnée de la raison, il est faux qu’il n’ait pas examiné les concepts bergsoniens dans ses livres. Il prête au contraire une grande attention, citations à l’appui, aux ambiguïtés des notions d’intelligence, de vérité, de vie, de concept, de mémoire qu’utilisent à la fois Bergson et les auteurs qui s’inspirent de lui. Pour ne donner qu’un exemple, Benda analyse dans le détail les doctrines pragmatistes de Bergson, comme le fit à la même époque Durkheim qui disait dans son cours de 1913 Pragmatisme et sociologie (Vrin, 1955) à propos de James et de Bergson : « Leur attitude à l’égard du Rationalisme classique est bien la même. C’est, de part et d’autre, la même hyperesthésie pour tout ce qui est mobilité dans les choses, la même tendance à présenter le réel sous son aspect fuyant et obscur, le même penchant à subalterniser la pensée claire et distincte à l’aspect trouble des choses. Mais ce que James a surtout emprunté à M. Bergson, c’est la forme de l’argumentation, qui met en accusation la pensée conceptuelle. » Les disciples de Bergson ici se récrient, et disent que leur maître n’a jamais condamné l’intelligence et le concept, mais en a proposé une autre vision, plus « souple » et plus adaptée au devenir et au mouvement. 

Là aussi, le compromis est impossible, et le dialogue de sourds menace. Mais une sortie possible ne consisterait-elle pas, chez le lecteur des œuvres littéraires inspirées par le Bergson bifrons de ce livre, à examiner plus dans le détail sa philosophie, plutôt que de voir en Bergson un écrivain à son corps défendant, accompagnant ces œuvres comme leur ombre ? Comme dans d’autres livres qui font de Bergson le digne récipiendaire de son prix Nobel de littérature, cette thèse ne peut se défendre que si l’on montre que l’analyse bergsonienne de notions proprement philosophiques, comme celles de dualisme, de désordre, de néant, de liberté, de multiplicité, de possible et de virtualité, informe réellement les œuvres étudiées. Deleuze le faisait. À certains moments, Clément Girardi s’en approche, et c’est ce qui fait l’intérêt de son livre. Mais à d’autres moments, son projet semble suivre ce que dit Bergson au sujet du cône : « Nous tendons à nous éparpiller [à la base du cône] à mesure que nous nous détachons davantage de notre état sensoriel et moteur pour vivre de la vie du rêve. » Et beaucoup de ce livre semble du Bergson rêvé. S’est-il vraiment inspiré de ce « philosophe norvégien » dont parle Proust dans Sodome et Gomorrhe : « En tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. »