Imaginaires du Japon et de la Corée

De plus en plus de traductions en français permettent de vérifier que les littératures de l’imaginaire ne se limitent pas aux États-Unis et à l’Europe. Les nouvelles de la Coréenne Bora Chung, les récits du Japonais Masakuni Oda et le cycle de son compatriote Yūsuke Kishi partagent une proximité des personnages avec leur environnement, rural ou urbain. La fluidité des narrations va dans le même sens : le fantastique y est plus naturel, la frontière entre l’extraordinaire et la réalité plus poreuse. Le protagoniste est moins attaqué que contaminé ; bien souvent, le monstre naît en lui.

Bora Chung | La ronde de nuit. Trad. du coréen par Pierre Bisiou et Kyungran Choi. Rivages, 260 p., 20 €
Bora Chung | Lapin maudit. Trad. du coréen par Yumi Han et Hervé Pejaudier. Rivages, 280 p., 9,20 €
Masakuni Oda | Lune rémanente. Trad. du japonais par Patrick Honnoré. Rivages, 384 p., 24 €
Yūsuke Kishi | Du nouveau monde, tome 1. Trad. du japonais par May Beck et Dominique Sylvain. Pocket, 384 p., 9,60 €
Yūsuke Kishi | Du nouveau monde, tome 2. Trad. du japonais par May Beck et Dominique Sylvain. Robert Laffont, coll. « Ailleurs et demain », 288 p., 21 €
Yokomitsu Riichi | Soleil. Trad. du japonais par Benoît Grévin. Anacharsis, coll. « Griffe », 128 p., 9 €

Cet article est l’occasion de revenir sur Soleil (1923), court roman incantatoire de Yokomitsu Riichi (1898-1947), traduit il y a quelques années chez Anacharsis. Contemporain d’Akutagawa et de Kawabata, Yokomitsu fut suffisamment impressionné par Salammbô pour décider d’en faire un pendant japonais. Un texte chinois du IIIe siècle, la Chronique des trois royaumes, consacre quelques pages à une reine-chamane dominant les chefferies du Japon : le romancier tenait le point de départ de son récit « fauve et avant-gardiste, péplum proto-historique », selon les mots du traducteur, Benoît Grévin, dans sa postface éclairante. L’originalité de Yokomitsu est d’associer un univers archaïque et sauvage à l’influence de la modernité pour créer une sorte d’équivalent littéraire, très dense, très rythmé, aux couleurs crues, des expérimentations musicales de Stravinski ou de Janáček. Sacre du printemps ou Messe glagolitique des temps barbares japonais, les aventures de Himiko, ses captures successives qui la font passer de clan en clan, puis son ascension vengeresse grâce à la manipulation des hommes, l’importance de la nature enserrant les personnages, tout cela peut aussi faire penser aux romans préhistoriques de J.-H. Rosny Aîné. Mais selon un rythme plus concentré, palpitation d’une culture dont les structures de pouvoir rudimentaires laissent place à une civilisation capable d’organiser les pulsions. Soleil est un texte étonnant, précurseur de l’imaginaire centré sur la nature, tel qu’on peut le retrouver, par exemple, dans Princesse Mononoké ou Nausicaa de la vallée du vent de Miyazaki Hayao.

La nouvelle « La lune s’est retournée » de Masakuni Oda se déroule sur une autre cadence. Sous l’influence de l’astre nocturne, le personnage principal raconte d’abord sa vie avec une tranquillité triste, sous forme de pensées lors d’un dîner ordinaire. Dans ce récit baigné de lumière pâle, le coup de théâtre arrive avec une fluidité à la mesure de sa radicalité. On retrouve les mêmes bouleversements tamisés, le même doute pesant sur une existence discrètement absurde dans « Pierre de lune ». Cette nouvelle, dans la lignée du Cycle de Mars d’Edgar Rice Burroughs ou des Contrées du rêve de H. P. Lovecraft, imbrique les rêves pour faire faire à son héroïne des allers-retours entre la Terre et la Lune. Là encore, s’exprime une mélancolie de la perte : disparitions d’êtres chers, capture et sacrifice de tout un peuple, dystopie sur la Lune se résolvant en Terre post-apocalyptique selon un jeu de bascule repoussant l’idée même de réalité, toutes frontières brouillées.

Bora Chung, La ronde de nuit. Trad. du coréen par Pierre Bisiou et Kyungran Choi. Rivages, 260 p., 20 € Bora Chung, Lapin maudit. Trad. du coréen par Yumi Han et Hervé Pejaudier. Rivages, 280 p., 9,20 € Masakuni Oda, Lune rémanente. Trad. du japonais par Patrick Honnoré. Rivages, 384 p., 24 € Yūsuke Kishi, Du nouveau monde, tome 1. Trad. du japonais par May Beck et Dominique Sylvain. Pocket, 384 p., 9,60 € Yūsuke Kishi, Du nouveau monde, tome 2. Trad. du japonais par May Beck et Dominique Sylvain. Robert Laffont, coll. « Ailleurs et demain », 288 p., 21 € Yokomitsu Riichi, Soleil.
Furaribi, créature surnaturelle du folklore japonais (XIXᵉ s.) © CC BY-SA 4.0/Brigham Young University/WikiCommons

Le roman Lune rémanente, qui donne son titre à l’ensemble du livre, réécrit le mythe du loup-garou. Une maladie, « l’anabasis », transforme les gens en « moonlings », à qui la pleine lune impose une suractivité sexuelle, violente ou artistique. Lorsque la lune décroit, les malades tombent en catatonie, dont beaucoup ne se réveillent jamais. La dictature qui dirige le Japon en 2048 confine les moolings dans des sanatoriums-prisons. Après son arrestation, un jeune menuisier, Tôga Uno, devient contre son gré gladiateur dans des combats organisés clandestinement par les dirigeants du Parti du Salut National. Plus qu’une dystopie politique, Lune rémanente est une belle réflexion sur l’exclusion, l’intolérance, l’amour perdu et l’importance de l’art. Tel le moine bouddhiste Enkû, Tôga sculpte des milliers de statuettes, représentant essentiellement des animaux, qu’il jette par-dessus les murs des sanatoriums où est enfermée sa bien-aimée et qui deviennent autant de signes de son obstination à vivre. Son histoire finit par prendre une dimension légendaire. Le cadre dans lequel se cache le Tôga du milieu du XXIe siècle, campagne et forêts, n’est pas si éloigné du Japon ancien que parcourent les personnages de Soleil. D’ailleurs, en quatrième de couverture, une critique du quotidien Asahi Shimbun souligne la parenté de Lune rémanente avec les contes de Nakajima Atsushi, contemporain de Yokomitsu.

Le cycle de science-fiction de Yūsuke Kishi Du nouveau monde explore également la question des rapports du pouvoir à l’anormalité, son hésitation entre rejet et exploitation. Mille ans dans notre futur, l’humanité s’est remise de l’apocalypse. Au Japon, subsistent des communautés villageoises heureuses et respectueuses de leur environnement. La technologie y a été remplacée avantageusement par le « jyuryoku », pouvoir de psychokinésie né de manipulations génétiques. Bien entendu, cette utopie apparente a des failles, que les cinq héros adolescents vont découvrir.

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Yūsuke Kishi va transcender ce point de départ grâce à plusieurs qualités. Tout d’abord, il forge des créatures assez fascinantes, souvent à partir de l’imaginaire japonais traditionnel. Serpents-pailleurs, chiens-ballons, faux minoshiro, chats corrompus transfigurent peu à peu un cadre qui, par ailleurs, ressemble beaucoup aux campagnes d’aujourd’hui. « Akki » et « gōma » sont des ogres et démons actualisés, comme Masakuni Oda revisitait les loups-garous. Dans les coins aveugles de ce nouveau monde idéal, grouillent les rats-monstres, humanoïdes vivant en colonies tels les rats-taupes auxquels ils ressemblent. Asservis par des humains qui, grâce au jyuryoku, peuvent les pulvériser d’une pensée, tout en s’affrontant dans des batailles épiques, ils interrogent les problématiques du contrôle, de la liberté et de la justice.

Ensuite, au sein de la société future influencée par la sagesse bouddhiste, l’auteur joue des mantras, des caractères sanskrits et de l’écriture des kanji pour donner corps à son surnaturel. La polysémie des kanji lui permet aussi d’instiller l’idée de secrets cachés, d’une culture plus complexe et ambiguë qu’elle n’en a l’air. La narration, aussi souple que dynamique, tresse la subtilité psychologique à la tension dramatique. Comme Les trois mousquetaires ou La reine du sabbatDu nouveau monde combine le plaisir de l’aventure et la réussite littéraire.

Bora Chung, La ronde de nuit. Trad. du coréen par Pierre Bisiou et Kyungran Choi. Rivages, 260 p., 20 € Bora Chung, Lapin maudit. Trad. du coréen par Yumi Han et Hervé P
Tsuchigumo, créature surnaturelle du folklore japonais (XIXᵉ s.) © CC BY-SA 4.0/Brigham Young University/WikiCommons

Également remarquables, les nouvelles de Bora Chung inscrivent le plus souvent leur fantastique dans une réalité banale. Gardien de nuit, mère célibataire, paysan, orphelin, diseuse de bonne aventure, petits entrepreneurs faillis, les protagonistes peinent à joindre les deux bouts. Réduites à des appellations génériques, « la directrice adjointe », « la troisième épouse », « l’homme », « le garçon », leurs identités vacillent au bord de l’effacement. L’étrange s’insinue dans le quotidien par petites touches, dont la succession finit par le rendre étouffant ou horrible. Les fantômes y sont nombreux, pas toujours aisés à distinguer des humains, à peine plus consistants. Les choses – mouchoir, baskets ou bâtiment – ont davantage de volonté que leurs faibles possesseurs. Le rapport à la maternité et aux enfants est toujours problématique, et la matière vivante se révèle souvent sanglante et répugnante. Le monde matériel et animal repousse l’humanité vers le néant. Autant dire que ces lectures sont délectables.

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Dans Lapin maudit, premier recueil traduit en français, plusieurs récits tiennent du conte horrifique : quand, dans « Le piège », un paysan trouve un renard miraculeux, il le torture pendant des années pour en tirer le plus de profit possible. Sans souvenirs, le héros de « Cicatrices » grandit enchaîné dans une grotte où un monstre vient de temps en temps lui sucer la moelle ; lorsqu’il arrive à s’échapper, Gaspard Hauser coréen, c’est pour s’apercevoir que l’humanité ne vaut pas mieux. Quant à la protagoniste de « La tête », elle est poursuivie par une chose qui surgit régulièrement des WC, « engendrée et créée par ce que vous avez jeté dans cette cuvette, les cheveux morts, les papiers souillés avec lesquels vous vous êtes essuyé le derrière, sans parler de tout le reste, voilà pourquoi je vous appelle « mère » ». Les personnages souffrent et sont finalement anéantis parce qu’ils ne savent pas accepter la part de surnaturel en eux et dans le monde.

L’horreur est plus douce dans La ronde de nuit, dont les nouvelles sont unies par un cadre commun, un institut de recherche où l’on conserve des objets paranormaux. La cruauté n’est pas absente : un homme tue sa maîtresse qui veut le quitter, les moutons de l’école vétérinaire sont pleins de plaies, mais on peut vivre tant qu’on ne défie pas l’étrangeté du monde. Quand son travail « consiste à parcourir des couloirs qui existent ou n’existent pas », « il faut faire comme si de rien n’était », sinon « ces choses finissent par naître pour de bon et à [vous] suivre partout ». Lorsqu’elles le font, il ne faut pas se formaliser si l’on doit discuter avec un chat au cou traversé d’un clou ou relayer les prédictions d’un mouton mort.

Ce monde comme dans la pénombre est éclairé par l’humour pince-sans-rire de la narration, et par des animaux qui posent sur les humains un regard souvent plus tendre que celui de leurs semblables. Ou qui, instruments de la justice, les vengent.

Comme l’afrofuturisme américain d’Octavia Butler et P. Djéli Clark, celui caribéen de Michael Roch, l’africanofuturisme de Nnedi Okorafor ou Tade Thompson, les fictions de l’imaginaire asiatiques décentrent et renouvellent notre regard, dessinent une réalité complexe et multidimensionnelle, là où les forces du Mal contemporaines cherchent à le simplifier et à le restreindre.

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