Auteur d’une œuvre puissante et multiforme, Prix Nobel de littérature 2010, le Péruvien Mario Vargas Llosa est mort à Lima le 13 avril, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Grande figure du boom latino-américain des années 1960-1970, il a dressé le roman comme une revanche sur les injustices et les blocages de la vie. Métamorphosé au souffle de l’imaginaire, le monde, soustrait à l’idéalisation, retrouve sa malléabilité. L’artiste, observateur visionnaire ouvert à la multiplicité du vivant, sonde avec le même bonheur les gouffres de la monstruosité et les promesses de l’utopie. Visité par l’humour et la légèreté, il habille de tendresse les émotions du cœur.
Les découvertes parisiennes, une expérience fondatrice
Première conquête, premier retournement libérateur, c’est à Paris que le romancier de vingt-trois ans découvre l’Amérique latine. Le premier geste de l’arrivant, à peine débarqué dans la capitale en août 1959, est pourtant l’achat du roman de Flaubert Madame Bovary. Magie de la lecture, celle-ci provoque un bouillonnement créateur. La révélation de cette rigueur d’écriture porte à l’incandescence des brandons découverts par l’adolescent chez Alexandre Dumas, Jules Verne et Victor Hugo. Les années étudiantes y ajoutent l’apprentissage de la langue et la lecture de Sartre à l’Institut français de Lima. Il fallait cette distance par rapport au Pérou natal pour mesurer, au contact du Mexicain Octavio Paz, les promesses créatrices du continent latino-américain. Sans attendre, Paz fait sa place à Vargas Llosa parmi les « Nouveaux écrivains d’Amérique latine » qu’il présente dans un numéro des Lettres Nouvelles.
L’ancrage latino-américain s’affermit bientôt de l’amitié que l’auteur noue avec plusieurs écrivains de l’extrême occident hispanophone. En juillet 1962, il se lie avec le Chilien Jorge Edwards, secrétaire de l’ambassade de son pays à Paris, qui lui ouvre plus largement les portes de la Radiodiffusion-télévision française (la RTF). Il l’invite, en effet, à la série d’émissions littéraires en langue espagnole dont il est responsable. Edwards, lui aussi étranger à la vogue du Nouveau Roman (autour de Michel Butor et d’Alain Robbe-Grillet), se rendra avec Mario en pèlerinage à Croisset. À l’automne de 1962, Vargas Llosa, en mission au Mexique pour la RTF, noue le contact avec le romancier Carlos Fuentes. L’amitié s’épanouira dans des projets littéraires conjoints. Autre amitié féconde, celle qui s’établit avec l’Argentin Julio Cortázar, en exil à Paris. Porté par cette énergie conquérante, Vargas Llosa, qui s’est vu refuser par divers éditeurs français et sud-américains le manuscrit de son premier roman, La ville et les chiens, qu’il vient d’achever à Paris, l’adresse avec succès à Barcelone, à un jeune éditeur engagé, Carlos Barral. Pour mettre les meilleures chances de son côté, et dans l’espoir de fléchir les réserves prévisibles de la censure franquiste, Barral décide de le proposer en manuscrit, fin 1962, à divers prix internationaux.
Ces années sont aussi celles où les sympathies révolutionnaires de Vargas Llosa s’expriment ouvertement. Envoyé en mission à Cuba par la RTF, au plus fort de la crise entre Moscou et Washington, où le sort du monde est en balance, avec l’ultimatum des États-Unis exigeant le retrait des fusées russes stationnées dans l’île et pointées vers leur territoire, Vargas Llosa, de retour à Paris, publie dans Le Monde du 29 novembre 1962 un plaidoyer pour le régime castriste.
Un architecte démiurge : l’anatomie du pouvoir et des révolutions
Couronné en manuscrit par le prix Biblioteca Breve, en décembre 1962, et publié quelques mois plus tard à Barcelone, La ville et les chiens, premier ouvrage d’ampleur, renouvelle le genre du roman de formation. L’ouvrage plonge audacieusement dans le Pérou pluri-ethnique, dominé par une oligarchie d’origine espagnole et de tradition catholique, qui écrase la population métisse ou indigène, cantonnée à des rôles subalternes. L’intrigue se situe à Lima, au sein d’un collège militaire pour adolescents, dont les uns embrasseront la carrière des armes, tandis que les autres choisiront la vie civile. Originaire de la petite bourgeoisie, le héros, Alberto, jeune cadet largement inspiré de l’auteur qui fut envoyé par son père dans cette institution pour endurcir son caractère qu’il jugeait efféminé, accède par une série d’épreuves à un premier apprentissage de la vie et de la liberté. Il traverse notamment une révolte des cadets contre leur hiérarchie, qui s’accompagne du décès de l’un d’eux. Une intrigue amoureuse avec une jeune Liménienne de très modeste origine se dénoue pour Alberto à la fin du roman, au profit de rencontres mieux en harmonie avec sa classe sociale. Il faudra le poids des prix littéraires remportés par le roman, assorti de menus accommodements consentis par Vargas Llosa, pour que le visa d’impression soit obtenu. L’écriture, objet d’un jeu de miroirs au cœur du roman, est un élément de l’audace narrative. Elle ouvre, en effet, un espace de liberté dans l’enfermement de l’institution militaire, lorsqu’elle montre Alberto mettant ses dons littéraires au service de ses camarades adolescents, en mal d’émotions amoureuses. Son expérience de pigiste des faits divers dans un journal de Lima a assoupli sa plume. Il rédige pour ses camarades, contre salaire, des petits romans érotiques ou des modèles de lettres, en réponse à celles reçues de leur petite amie. Semblable à Mario, son modèle, Alberto s’était en effet initié au journalisme pendant les vacances.

Le succès de son premier roman, couronné en 1964 par le prix de la Critique espagnole, vaut à Vargas Llosa d’être nommé membre à La Havane du jury du prix Casa de las Américas et du conseil de rédaction de la revue du même nom, dont il restera membre jusqu’à sa démission en 1971. Parallèlement, il s’établit fin 1965 à Londres, où un poste d’enseignant de la littérature espagnole et latino-américaine à l’université lui laisse plus de temps pour écrire. Les romans s’enchaînent alors, avec la publication de La maison verte (1966), qui élargit le tableau du Pérou par une plongée en pleine Amazonie avec ses divers trafics. Les uns, appuyés par le pouvoir, voient les religieuses enlever des petites Indiennes pour faire d’elles de dociles épouses chrétiennes au service de la classe favorisée. Les autres, plus audacieux, soustraient aux autorités une partie du commerce de l’hévéa ; sous couvert de l’armée, un militaire maniaque organise un bordel pour les soldats stationnés loin de toute civilisation. Conversation à La Cathédrale (1969) s’avance, cette fois, dans les sous-sols de la dictature du général Odría, sur la piste de son âme damnée que Vargas Llosa avait une fois rencontrée à la tête d’une délégation étudiante d’inspiration marxiste. Il fouille les arcanes de l’espionnage et de la corruption généralisée sur laquelle repose le pouvoir.
Le tableau s’enrichit avec la révolte des gueux, conduite dans le Brésil de la fin du XIXe siècle par un illuminé qui draine les foules en haillons et menace à ce point le pouvoir central que celui-ci ne vient à bout de l’insurrection qu’au terme d’une troisième et sanglante expédition militaire. La guerre de la fin du monde (1981) offre le tableau halluciné d’une folie collective dans laquelle se sont jetés les égarés.
À chaque fois, le romancier, appuyé sur une vaste enquête de terrain et d’investigation dans les archives, fait revivre un monde saisi dans ses ressorts intimes et son tissu social. Expert dans la peinture des égarements auxquels conduit la soif du pouvoir, Vargas Llosa ajoute une nouvelle touche au tableau avec La fête au Bouc (2000), en envisageant les derniers mois et la chute de la dictature de Trujillo (1930-1961), en République dominicaine.
Les arcanes de l’imaginaire et les flamboiements de l’utopie
Cependant, une veine légère court dans l’œuvre. Elle éclate somptueuse dans La tante Julia et le scribouillard (1977), titre qui met en vedette deux personnages hauts en couleur autour desquels gravite le héros. Celui-ci, directement inspiré du jeune et fougueux Mario, étudiant à Lima, découvre à la fois les deux phénomènes. Il est tombé follement amoureux, au domicile de son oncle Lucho, de la tante Julia, sa sémillante aînée. Bolivienne fraîchement divorcée, elle est venue se remettre à Lima de son échec conjugal. D’autre part, son emploi alimentaire de rédacteur de courts bulletins de nouvelles à Radio Panamericana, nimbé du titre pompeux de Directeur des Informations, le met en contact avec Pedro Camacho. Vedette radiophonique, adaptateur de feuilletons achetés au poids à Cuba, Camacho est un Bolivien haut en couleur, à l’imagination luxuriante et débridée. Il excelle à rafistoler ces feuilletons et à les mettre en ondes quotidiennement, à midi. Prodigieux comédien, il tient en haleine la ville entière. L’écriture devient ainsi, à travers lui, le noyau du roman, à égalité avec l’intrigue amoureuse, non moins ébouriffante, qui met en scène un couple hors normes qui lutte pour s’imposer au sein d’une famille traditionnelle.
Un nouveau tour de force, un roman à double héros, Le Paradis – un peu plus loin (2003), permet à Vargas Llosa de déborder l’espace latino-américain pour explorer avec une infinie sympathie le domaine de l’utopie. Le projet initial se cristallise autour de Flora Tristan, héroïne romantique franco-péruvienne, dont l’étudiant a lu à Lima, dans les années 1950, la traduction espagnole des Pérégrinations d’une paria (1837) publiée avec le concours de l’État péruvien. Flora Tristan, née en 1803 à Paris, d’un père de grande famille d’ascendance espagnole établie dans le pays au temps de la conquête, Mariano Tristán Moscoso, officier en mission à Paris – au service de la couronne, à une époque où le Pérou n’avait pas encore accédé à l’indépendance – est alors une figure plus vivante au Pérou qu’en France, où elle ne retiendra véritablement l’attention que plus tard, en dépit du flamboyant plaidoyer d’André Breton. Déchue socialement du fait de la mort de son père en 1807, en pleine guerre de Napoléon contre l’Espagne, livrée au statut humiliant de fille illégitime, dans la mesure où le mariage de ses parents n’a jamais été validé par un officier d’état-civil, mariée contre son gré à un mari brutal et vite dénué de ressources, Flora Tristan avait, en 1834, fait le voyage du Pérou dans l’espoir de se faire reconnaître de sa puissante famille. Espoir déçu par un oncle juriste, au cœur sec, qui s’abrite derrière la lettre de la loi. Ce voyage marque, en revanche, le premier pas d’une émancipation dont elle réclame le bénéfice pour toutes les femmes, à l’époque où l’abolition du divorce par la Restauration livre les femmes à l’arbitraire du mari. S’autorisant des travaux récents de la critique française, qui creuse l’action de l’enquêtrice et messagère socialiste du Tour de France, qui sillonne l’Hexagone en 1843-1844, Vargas Llosa suit attentivement les étapes de sa mission, gourmandant le cas échéant l’Andalouse pour son emportement et son impatience. Passant l’obstacle des années, il l’associe à un autre visionnaire, son petit-fils, le peintre Paul Gauguin, qui abandonne la civilisation pour poursuivre aux îles Marquises son rêve d’artiste, sous le nom de Koké. Flora et Koké, deux utopistes qui ont vécu leur rêve jusqu’à en mourir.
Les quelques œuvres évoquées révèlent l’ambition démiurgique du romancier : embrasser le monde dans sa totalité historique, artistique et humaine, depuis les terres reculées des Andes jusqu’à l’Afrique coloniale du Congo et au Guatemala. Temps sauvages (2021) met en scène les égarements de la CIA, qui déstabilise et balaie le régime démocratique du président Jacobo Arbenz, en l’accusant de faire le lit du communisme.
Disciple de Beaumarchais et de Mozart, Mario Vargas Llosa ressuscite la figure d’esthètes qui cultivent le raffinement et la jouissance sensuelle dans un égotisme savant. Les vraies révolutions, plaide-t-il, sont portées par les artistes. La culture et l’humanité vivent d’ouverture et d’échanges. Le romancier, qui réside à New York, Lima, Londres et Paris, vit sur plusieurs continents. Pour lui, l’ouverture à plus d’un mode d’existence est une condition de la vie.
L’infini des langages, des formes et des échanges
Artisan déterminé de la diversité, et non seulement son vivant témoin, Vargas Llosa s’est exercé avec succès dans le théâtre, l’autobiographie, la critique (littéraire plus que philosophique), sans négliger les interventions dans la presse (hispanique, anglophone et francophone). Il y a longtemps tenu des chroniques, au Pérou d’abord puis, pendant de longues années, dans El País. Elles forment sous le titre Pierre de touche (Piedra de toque) plusieurs volumes dans ses Œuvres complètes. On y assiste à la nette évolution de sa pensée politique et sociale vers le pôle libéral, voire conservateur et autoritaire.
On est alors fondé à se demander si le roman, qu’il a si abondamment pratiqué en novateur ambitieux et exigeant, et sur lequel il a tant écrit, n’est pas en dernier lieu le plus juste dépositaire de son apport. Ce que Vargas Llosa écrit sur Juan Carlos Onetti dans Voyage vers la fiction s’applique à lui-même : « L’objectif principal de l’œuvre est de montrer comment, à côté de la vie véritable, nous, les humains, en sommes venus à construire une vie parallèle, faite de mots mensongers et d’images aussi fallacieuses que persuasives, dans laquelle nous nous réfugions pour échapper aux échecs et aux limites que la vie oppose à notre liberté et à nos rêves ».