Mémoire céleste, l’essai autobiographique de la romancière et dramaturge chilienne Nona Fernández, médite poétiquement sur la nécessité et la beauté de la mémoire : celle des disparus de la dictature chilienne, celle des étoiles mortes, celle d’une famille aimante et résistante.
Depuis quelque trente ans, se succèdent, telles les vagues de la mer toujours recommencée, toutes sortes d’entreprises mémorielles face aux crimes d’État commis dans les années 1970 et 1980 par les dictatures militaires du cône Sud de l’Amérique latine. En Argentine, au Chili, des politiques publiques ont, dans les années 2010, engagé la création de musées : Museo Sitio de Memoria ESMA à Buenos Aires, Museo de la Memoria y los Derechos Humanos à Santiago du Chili. On ne compte plus les œuvres d’arts visuels, les récits, enquêtes, chroniques, romans qui, dès les années 1990, ont cherché à répliquer à l’impunité des criminels et à l’occultation de ce passé en souffrance. Parmi les plus poignantes, les plus concrètes, les plus privées aussi, de ces entreprises, osera-t-on envisager l’inlassable recherche à laquelle se sont livrées des familles endeuillées ? Comme celles de ces vingt-six prisonniers politiques de Calama exécutés dans le désert d’Atacama par la Caravane de la mort le 19 octobre 1973. Des décennies durant, des mères, des sœurs ou des épouses de disparus ont creusé la terre de cette immensité aride du nord du Chili dans l’espoir d’y trouver les restes de leurs parents, illégalement enterrés dans de clandestines fosses communes.
Parfois, comme dans un événement céleste, se croisent et se rejoignent de façon inespérée, ou véritablement inspirée, les orbites de gestes privés, d’action politique ou humanitaire, de création artistique. Mémoire céleste en fait bellement foi. En 2010 déjà, Nostalgie de la lumière, le sublime documentaire que Patricio Guzmán a tourné dans le désert d’Atacama, associait l’observation des astronomes dans ces lieux au ciel exceptionnellement transparent aux fouilles des archéologues sur les traces de caravaniers préhistoriques et à celles des femmes de Calama, munies de leurs seules petites pelles. Les unes, les uns et les autres, nous montre et nous dit le cinéaste chilien, font acte de mémoire à différentes échelles du temps, tournés vers la lumière stellaire qui nous vient du passé, vers ces hommes qui conduisaient jadis leurs lamas, vers ces exécutés scandaleusement disparus.

Mémoire céleste et mémoire terrestre se conjuguent dans le désert, dont le sol extraordinairement sec conserve intacts les momies préhispaniques, les ossements des mineurs du XIXe siècle, ceux des explorateurs, ceux des victimes de la dictature. En 2018, prolongeant, semblerait-il, la méditation mémorielle et métaphysique de Patricio Guzmán, Amnesty International lançait une campagne pour créer une nouvelle constellation, visible du désert d’Atacama, dont les vingt-six étoiles porteraient les noms des vingt-six disparus de Calama. Sollicitée pour être la marraine de l’une d’entre elles, Nona Fernández n’a pas écrit le seul message que l’on attendait d’elle – et qui figure dans Mémoire céleste – mais un livre étonnant d’harmonie, qui allie le politique au poétique, le cosmique à l’anatomie humaine, l’infiniment grand à l’infiniment petit, l’intime au collectif, l’histoire familiale à l’histoire nationale. La mémoire y fait loi et les vases y sont communicants.
Dédié à « Patricia, l’étoile mère », le récit de Mémoire céleste débute, après un préambule consacré aux sondes spatiales Voyager – leur nom fait le titre du livre dans l’édition originale – par l’évocation des trous de mémoire de cette mère lors d’évanouissements intempestifs, bientôt diagnostiqués comme des crises d’épilepsie. Au chevet de Patricia, hospitalisée pour des examens médicaux, Nona voit apparaître une mouvante constellation sur l’écran de l’appareil qui enregistre l’activité cérébrale de sa mère. Or, ce qui se voit là, c’est un souvenir : pour rassurer la patiente, on l’a invitée à se remémorer un moment heureux, lequel n’est autre, apprendra Nona, que celui de sa propre naissance sous le signe du Cancer. Amour maternel et mémoire créent cette lumineuse et menue constellation, qui préfigure comme par anamorphose celle que les parrains et marraines des vingt-six disparus de Calama dessineront dans le ciel du désert. Ce chapitre initial rappelle aussi avec une intime tendresse un souvenir d’enfance de la narratrice : son imaginative mère lui racontait que l’éclat des étoiles provient des signaux que « des gens tout petits » envoient aux terriens que nous sommes à l’aide de miroirs, nous saluant affectueusement, nous demandant de ne pas les oublier. C’est dans le froid du désert d’Atacama que ce récit maternel ressurgit telle une berceuse tandis que, lors d’un voyage, Nona Fernández observe les étoiles en compagnie de touristes. C’est dans le froid du désert d’Atacama que ce souvenir apaisant revient encore, lors du baptême des vingt-six étoiles de la Constelación de los caídos en hommage aux exécutés. Où la mémoire de l’amour familial porte consolation à ceux qui gardent la mémoire des crimes historiques.
Car ce qui fait tout le prix et toute l’originalité de ce livre, c’est l’adroit et patient faufilage de la mémoire intime dans la mémoire collective en un travail de couture qui tient du reprisage et de l’assemblage de coupons. Trous noirs dans l’espace, corps absents des exécutés de Calama, trous de mémoire de Patricia sont maternellement bercés, repris, réparés au fil du récit et de la méditation de Nona Fernández. Entrelaçant avec une égale fraîcheur et un égal respect les légendes et les souvenirs de sa famille avec ce qu’elle apprend de Mario Argüelles Toro, le syndicaliste disparu dont elle est la marraine, entretissant sans façon discours scientifiques et mythologiques – astronomie et neurosciences, astrologie et mythes grecs sur les constellations du zodiaque –, l’autrice se montre une conteuse hors pair.
En un savant travail de scansion, de brefs chapitres consacrés au projet Constelación de los caídos alternent avec d’autres plus longs, nommés selon les signes du zodiaque sous lesquels sont nés Nona Fernández (Cancer), sa mère Patricia (Scorpion), son fils D. (Bélier), Hugo Argüelles (Poissons) et les deux sondes spatiales Voyager (Gémeaux). Se resserrent ainsi les liens et les affects, en un geste d’exact marrainage envers le disparu, l’élégie la plus pudique le cédant à un hymne à cette autre et nouvelle vie que donne la mémoire. Narré avec ce sens du tragicomique qui surgit sans crier gare dans les cérémonies funèbres, le baptême symbolique des étoiles recevant les noms des victimes de Calama s’achève sur une poignante étreinte de consolation entre la veuve d’Hugo Argüelles, quatre-vingts ans, et le jeune astronome qui officie dans le désert. Le chapitre « Bélier », qui retrace drolatiquement la tradition politique familiale de résistance à la dictature, souligne avec une imperturbable ironie à la Buster Keaton combien la censure continue d’œuvrer trente ans après le référendum de 1988 qui a mis fin au régime pinochetiste. Né sous le fougueux signe du bélier, D., dix-sept-ans, se voit contraint par les professeurs d’histoire de son lycée de supprimer, au nom de la conciliation nationale, trois paragraphes du discours qu’il avait préparé pour commémorer ce référendum. Les passages censurés apparaissent noir sur blanc, raturés, dans le texte : « Comment peut-il encore exister des partis politiques qui ont participé à la dictature et qui continuent de la soutenir d’une manière ou d’une autre ? Comment peut-il y avoir des parlementaires ou des leaders politiques de ces partis qui ont travaillé avec Pinochet ? » Débusqués et dénoncés dans Mémoire céleste avec une calme fermeté, l’oubli, le silence et l’impunité dont jouissent certains responsables ou complices des crimes de la dictature ne savent plus où se cacher.
Telle l’astronaute qu’elle rêvait d’être dans une autre vie, Nona Fernández nous embarque dans son Voyager, cette capsule spatiale à laquelle elle compare son livre, pour une sûre et poétique exploration des différentes échelles et registres de la mémoire : celle de l’univers, celle de l’histoire récente chilienne, celle de sa famille aimante et résistante. Mensonges, faussetés, révisionnisme et autres préjugés n’ont qu’à se tenir à carreau. Mémoire céleste contient, comme les Voyager, un disque d’or adressé, non à nos amis extraterrestres, mais aux jeunes et moins jeunes générations. Que sa route soit bonne !
Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.