Les hasards de l’actualité éditoriale nous mettent en présence de trois recueils de sonnets publiés par des poètes contemporains. Tradition perpétuée ? Renouveau du sonnet ? Sans doute faut-il voir dans celui-ci une forme plus malléable qu’il n’y paraît, dont on peut s’emparer diversement pour y faire jouer, entre contraintes et liberté, sa propre palette poétique. Démonstration en trois exemples.
Les sonnets de Jacques Lèbre – qui constituent en réalité la partie centrale et principale de ce recueil – ont bien l’apparence du sonnet : quatorze vers disposés en deux quatrains et deux tercets, mais les vers qui les composent ne sont pas – ou rarement – des alexandrins et ils ne sont pas rimés. Il y a là un écart par rapport à la norme, mais surtout un décalage signifié entre la forme poétique par excellence et le contenu prosaïque qui s’y coule comme une sorte de prose atone, ordinaire et banale, dévitalisée. Car ce que narrent ces sonnets, ce sont les dernières années de la mère du poète dans la maison de retraite où il la visite, années, comme on s’en doute, marquées par une lente et inéluctable déchéance. Perte de la mémoire, surdité grandissante, somnolences, morne et terne répétition des jours sans attrait, ennui se métamorphosant peu à peu en torpeur et abattement, voilà ce qui compose le quotidien de la vieille dame. On sait que la poésie a à voir avec la question de la mémoire (elle a d’abord été une technique de mémorisation du récit). Il est intéressant que le thème de l’amnésie et celui de l’approche de la fin soient ici traités par un double mouvement qui mène vers la forme fixe (le sonnet) comme pour dire le figement du temps qui accompagne la vieillesse ; et simultanément vers le dérèglement du temps (la métrique des vers n’étant pas respectée), comme si la mesure du temps était irrémédiablement perdue. Les poèmes de Jacques Lèbre sont d’une grande simplicité. L’absence d’artifices, de saillies, d’effets rhétoriques, en fait des aperçus poignants de ce banal dont sont tissés les jours, de ce tragique ordinaire qui accompagne nos vies.
« Les journées sont longues. » Refrain de ma mère
qui a eu quatre-vingt-dix-sept-ans en septembre.
Évidemment, à rester assise dans la salle commune,
sans rien faire, tête penchée sur la poitrine
sous le poids d’un vide abyssal. Tous, ils deviennent
des marionnettes sans fils, ces fils qui nous relient
les uns aux autres dans le courant de la vie
et qui maintiennent les neurones en éveil.
Maintenant ma mère fait répéter chaque chose,
oreille et oubli commencent par la même lettre,
ce O qui est celui de la douleur et de l’oubli.
On les distrait, comme des enfants qu’il faut occuper,
« Un chanteur doit venir cette après-midi. »
On les incitera, dérision !, à chanter tous en chœur.

Les sonnets de Laurent Demoulin sont indéniablement plus « réguliers ». Les vers sont des alexandrins rimés avec césure à l’hémistiche (quelquefois des alexandrins trimètres, construits sur un rythme 4/4/4). S’il y a de l’irrégularité en eux, c’est d’abord parce que Demoulin invente une forme originale, le « sonnet à rimes contrariées » dont il donne quelques exemples et qui fonctionne par l’ajout d’un ou plusieurs mots à la fin du vers mesuré : ce surplus de syntagmes (et de sens) dans la marge du sonnet peut se lire alors verticalement, si bien que deux poèmes se croisent et s’enchevêtrent sur la page. Mais s’ils sont irréguliers, ces sonnets, c’est aussi parce que l’auteur y exprime une variété d’inspiration et d’humeur qui montre les hauts et les bas de sa vie, l’éclectisme et la diversité de ses préoccupations. Est-ce parce qu’il est belge ? il y a chez Demoulin un goût de l’humour, de la fantaisie, un refus du sérieux littéraire, une mise à distance à la fois jubilatoire et inquiète du poème. Ne lésinant pas sur les jeux de mots et la paronomase, sur tous les ressorts plaisants de la rhétorique, il n’est jamais aussi bon que lorsqu’il entremêle deux sources d’inspiration : Mallarmé et le vélo, par exemple, dans un sémillant et brillant « sonnet en Merckx ». Pour autant, cette ironie, ce jeu dont le sonnet est en quelque sorte l’arène et le morceau qu’il en tire, cachent une inquiétude et un doute qui s’expriment parfois ouvertement :
Pourtant, parfois, j’avoue, un doute me saisit :
Et si mes beaux sonnets, si fins, si purs, si sains,
Attiques et précieux, antiques et précis,
Tel le lait doucereux qui sourd tiède d’un sein,
Si mes alexandrins qui riment sans souci,
Sans un remords, sans un détour, sans un larcin,
Évitant les écueils, les récifs des récits,
Pour former un recueil où apposer mon seing,
Si tout cela n’était que plaisirs solitaires,
De la masturbation mécanique et austère,
Donnant-donnant d’Onan, en six pieds le gros cou,
Stériles vers de terre au poète vaincu,
Branlette à douze mains où se complait mon cul
Ou solipsisme en chair qui ne vaut pas le coup ?
Avec Bertrand Gaydon, le sonnet monte encore d’un cran dans le métatextuel. Chaque sonnet du recueil est plus ou moins un art poétique à lui tout seul. Le sonnet est réflexif autant parce qu’il pense ses propres conditions que parce qu’il se mire dans sa propre matière, sa brillance, ses effets de symétrie, de redites, de circonvolutions que permet la forme parfaite qu’il adopte. Volontiers caustique, faussement dépréciateur pour mieux vanter ses pouvoirs, le sonnet de Bertrand Gaydon manifeste une virtuosité qui n’est pas qu’un brio de surface : le fond et la forme s’entreglosent ; le sujet (le sonnet lui-même) et son expression (le sonnet également) concordent jusqu’à la plus parfaite confusion. Son poème tend en effet au maniérisme pour dire que la manière est son véritable contenu, qu’il n’a d’autre « fond » que sa façon de se mettre en forme. Et c’est ainsi que le sonnet se dénigre comme si son idéal le prenait de haut à l’intérieur de lui-même (avec l’ombre de Dante qui rôde en citations ainsi qu’un surmoi). L’ironique préciosité est sa pente naturelle où il se déconsidère à force de se valoriser. Le sonnet fait ses choux gras en se moquant de lui-même. Sa forme est une telle perfection que même ce qui le discrédite le remet d’aplomb.
On peut faire un sixain des deux (derniers) tercets,
Mais on doit s’en garder, car si on les sépare
C’est pour offrir un fond plus léger au regard :
Le texte, fissuré, échappe à son corset.
Un sixain pour finir fait un vilain abcès,
Une semelle en plomb remuant le fond des mares,
Alors que c’est l’envol qu’à ce stade on prépare ;
L’empêche de voler son ventre de basset.
Il faut légiférer sur ce point comme d’autres,
Qui ont pareillement trait à la prosodie,
Et mettre un Tribunal ou une Confrérie,
Ou toute autre assemblée de vertueux apôtres,
En charge du bon goût, prodiguant discrédits
Et qui tout écart (sauf les siens) dûment châtie.