Liberté ouvrière

La Révolution prolétarienne fête ses cent ans en publiant une sélection thématique de textes tirés des 827 numéros parus de la revue. L’occasion de se plonger dans ces archives méconnues, qui contiennent certaines des pages les plus brillantes de l’histoire ouvrière française du siècle écoulé.

Stéphane Julien et Christian Mahieux (dir.) | La Révolution prolétarienne (1925-2025). « La revue qui n’a pas observé le mouvement ouvrier mais qui l’a vécu ». Syllepse, 280 p., 18 €

Une idée semble avoir passé, laissée pour morte, mais elle continue pourtant de vivre. Après 1918, le mouvement syndical et ouvrier est bouleversé par la Russie bolchévique et les lendemains de la Grande Guerre, interdisant à certaines idées autrefois de première importance de bénéficier d’une notoriété équivalente. Certains syndicalistes ne se reconnaissent ni dans la CGT ni dans la CGTU (Confédération générale du travail unitaire) après la crise de 1920-1921. La Révolution prolétarienne constitue sans doute la tentative la plus pérenne et aboutie de donner voix à un syndicalisme désaffilié des centrales syndicales, héritier de ce qu’on appela anarcho-syndicalisme ou syndicalisme révolutionnaire. Depuis cent ans cette année, elle abrite des différences essentielles au cœur du mouvement ouvrier, refusant de tenir pour morts des principes révolutionnaires abandonnés par beaucoup.

En 1925, la crise laissée ouverte par la création de la CGTU sous influence bolchévique a laissé pantois un groupe de syndicalistes, ouvriers et penseurs, menés par Pierre Monatte, vétéran de l’anarcho-syndicalisme (il fut influencé par Fernand Pelloutier) qui s’est éloigné de l’anarchisme après le congrès anarchiste d’Amsterdam de 1907, où il s’opposa à Malatesta sur la question syndicale. Dès lors, la référence explicite à l’anarchisme s’éloigne, notamment dans sa revue La Vie Ouvrière, créée en 1909 – et devenue en 1922 l’organe officiel de la CGTU –, où il développe une pensée d’un syndicalisme révolutionnaire qui lui vaut d’intéresser largement les révolutionnaires du temps, de Trotsky à Souvarine. Mais, au-delà de ses généalogies idéologiques, c’est par la filiation à Benoît Broutchoux que le syndicalisme de Pierre Monatte se relie à des racines à la fois ordinaires (il est ancré dans le quotidien de la vie ouvrière) et extraordinaires (il est ancré dans une insurrection radicale). Broutchoux, animateur exceptionnel du « Jeune Syndicat » opposé au « Vieux Syndicat » contrôlé par Émile Basly, est dans le bassin minier et au-delà l’instaurateur d’une pratique du syndicalisme révolutionnaire dont Monatte est l’héritier direct. C’est ce syndicalisme qui innerve les pages de La Révolution prolétarienne. Figures rarement mises en avant dans cette histoire ouvrière où les organisations, partis comme syndicats, prétendent également au contrôle des mémoires.

Stéphane Julien et Christian Mahieux (coord.), La Révolution Prolétarienne. « La revue qui n’a pas observé le mouvement ouvrier mais qui l’a vécu »
Manifestation dans le cadre de la grève des sardinières de Douarnenez (1925) © CC0/WikiCommons

En 1925, Monatte a définitivement rompu avec les communistes et cherche à instaurer un nouvel organe pour ses idées, en butte avec les organisations ouvrières du moment. Ce sera donc une revue, écrite d’abord par les ouvriers. Les éditions Syllepse éditent aujourd’hui une anthologie thématique d’articles publiés depuis cent ans dans cette revue, où l’on est, bien sûr, d’abord frappé par le nombre important d’auteurs prestigieux : Daniel Guérin, Simone Weil, Jean Maitron, Ida Mett, ou encore Albert Camus, accompagnent dans les colonnes de la revue des textes d’ouvriers, témoignant tous d’un engagement politique et intellectuel remarquable. Pour couvrir les procès staliniens des années 1930, La Révolution prolétarienne fait ainsi appel à Boris Souvarine, parmi d’autres noms célèbres, mais également à Yvon (Robert Guiheneuf), ouvrier menuisier qui vécut dix ans en URSS à partir de 1923. Ses articles sur le stalinisme et la vie en URSS offrent une perspective exceptionnelle, pour le lectorat français de l’époque, sur ces questions alors sujettes à tant d’émois et de propagandes. 

Cette capacité de Monatte et de ses successeurs à faire coexister des points de vue différents, parfois divergents, pour nourrir la revue déborde constamment de l’intérêt sociologique et politique rappelé par le slogan placé en sous-titre de cette anthologie (« la revue qui n’a pas observé le mouvement ouvrier mais qui l’a vécu »). Il s’agit aussi de faire exister ce mouvement ouvrier dans une possibilité immédiatement révolutionnaire en ce qu’elle constitue une communauté ouverte à la discorde, la contradiction, les paroles étrangères. Modèle d’une communauté libre dans son engagement politique fervent et discipliné, La Révolution prolétarienne accueille précocement des femmes pour parler de féminisme avec une rigueur et une rage infrangibles. La dénonciation du colonialisme est totale et fait accueillir la parole de Messali Hadj ou défendre la révolte du Rif marocain dès les premiers numéros de 1925. Lisant cette sélection de textes, on comprend que la revue s’est peu trompée, ni sur 1936, l’Espagne, ni sur la Chine maoïste, ni sur l’assassinat de Samuel Paty. 

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Avec les décennies qui filent vers le XXIe siècle, La Révolution prolétarienne perd de son aura et de sa capacité de recrutement au-delà des cercles militants qui semblent de plus en plus en constituer la limite, elle qui est née de l’autre côté de cette limite par rapport aux institutions ouvrières de l’entre-deux-guerres. Cela ne peut être imputé à la revue seule, qui apparaît ici comme témoin d’un mouvement ouvrier de plus en plus fragilisé après 1968 au moins. Dans le cas de La Révolution prolétarienne, la mort de Pierre Monatte, en 1960, explique également beaucoup de ce changement de position au sein du militantisme français et international d’une part, de la vie intellectuelle d’autre part : c’est par lui notamment que se faisait le lien avec tant de gens différents.

Pour autant, la revue continue de poursuivre son idée. Le fait de ne pas limiter les textes aux périodes les plus brillantes de la revue permet de mettre en exergue une histoire qui ne tient pas qu’à sa notoriété, mais s’anime dans un collectif historique traversé par un anonymat qui est aussi temporel. Pierre Monatte portait un peu plus loin les efforts de Broutchoux ou de Pelloutier, poursuivait quelque chose d’entamé par d’autres. Les idées ne meurent pas si vite ; celles de Pierre Monatte ont leur actualité aujourd’hui et, même si l’audience de La Revue prolétarienne a bien changé, sa permanence nous renseigne sur la survivance des idées qui continuent de la porter. Peu importe l’anonymat ou la notoriété lorsque les continuités se donnent à lire. Le chapitre consacré aux grèves est exemplaire du pouvoir historique de la revue à travers la lecture de ses textes : un article sur la grève des sardinières de Douarnenez de 1924, les grèves de 1936, une grève des mineurs de Nickel de Nouméa en 1963, 68, Lip, jusqu’aux mouvements contre la réforme des retraites de 2020 et 2023. La Revue prolétarienne fournit un bréviaire séculaire d’une littérature syndicale critique qui accompagne tous les mouvements ouvriers, avec une constance qui porte en soi une valeur admirable. Celle de tenir à une idée même quand tout le monde la dit morte.

Cette idée est simple : un discours ouvrier libre car indépendant des syndicats et produit d’abord par les ouvriers eux-mêmes. La liberté tient à distance le calcul des petites stratégies politiques et ouvre à des perspectives plus passionnantes. Monatte appelait cela le syndicalisme révolutionnaire. C’est au minimum l’un des points de vue les plus riches sur l’histoire du travail et des travailleurs dans la France des cent dernières années, telle qu’elle a été observée et vécue par celles et ceux qui ont le plus lutté pour que cette histoire soit digne d’être plus qu’un récit d’oppression triomphante, de rapports de force institutionnels ou même de lutte des classes. Une histoire digne d’être racontée.