La conquête de la parole indigène

Comment est née la littérature africaine francophone ? Une enquête sur le statut changeant de la « parole indigène », entre 1910 et 1950, revient sur quelques pionniers du genre. Mêlant histoire, sociologie et analyse littéraire, Vincent Debaene étudie les débuts de la littérature africaine d’expression française. Il montre comment la « parole indigène » a longtemps été réifiée par les administrateurs coloniaux et les ethnologues, avant que des écrivains africains conquièrent le droit d’écrire en leur nom.

Vincent Debaene | La source et le signe. Anthropologie, littérature et parole indigène. Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 418 p., 25 €

« Le but ultime de l’Ethnographe, écrivait Bronislaw Malinowski, est de saisir le point de vue de l’indigène ». Ce programme fondateur de l’ethnologie anglophone requiert de nombreux informateurs, qui ont eux-mêmes des informateurs, qui ont eux-mêmes des informateurs, et ainsi de suite. Le texte ethnographique est un palimpseste, l’aboutissement d’une longue chaîne de médiations et de traductions, où s’entremêlent de nombreuses voix qui ne sont pas toujours nommées ni reconnues à la hauteur de leur contribution.

Les ethnologues anglais et américains, peut-être parce qu’ils n’ont  jamais isolé le discours savant de la littérature, ont très tôt permis à des informateurs d’accéder au rang de pairs et d’écrivains à part entière. Leurs homologues français, en revanche, se sont peu souciés du « point de vue de l’indigène » et se sont même méfiés de sa charge subjective. Ils lui ont préféré les données quantifiables, ou bien ils l’ont réduit à l’état de simple document, semblable à un artefact inerte extrait d’un site archéologique. Héritiers de Durkheim, ils ont proscrit le récit de voyage, l’exotisme, l’essai et la littérature.

À la manière des administrateurs coloniaux, qui traitèrent les Africains comme des informateurs et non comme des interlocuteurs, collectant leur savoir pour mieux les gouverner, les ethnologues français sollicitèrent la parole indigène pour aussitôt la neutraliser, l’objectiver, la dépersonnaliser, la réifier en une source à exploiter ou en signe à interpréter, dépourvu d’auteur et de contexte. Jusqu’aux années 1940, les textes écrits par des Africains furent souvent introduits et cosignés par un « patron » français. La tradition française ne compte guère d’autobiographies et de récits de vie indigènes, et pas davantage d’ethnographes indigènes professionnels – parmi les correspondants de Marcel Mauss et de Lucien Lévy‑Bruhl, qui cofondèrent l’Institut d’ethnologie en 1925, Debaene n’a trouvé qu’un seul autochtone, le Vietnamien Nguyễn Văn Huyên.

Certes, à partir du début des années 1910, des interprètes et des informateurs, souvent issus de l’aristocratie, écrivirent des articles. Puis des élèves instituteurs de l’École normale fédérale de l’Afrique occidentale française publièrent leurs propres textes dans des revues coloniales. Mais ce furent à chaque fois des discours sollicités, dans la continuité de la demande scolaire, non des prises de parole. Il fallut attendre le début des années 1940 pour voir émerger, d’une part de véritables professionnels de la recherche, même s’ils restèrent longtemps cantonnés dans des rôles subalternes, et d’autre part des écrivains africains reconnus comme tels par la métropole, grâce à l’invention de la négritude.

Vincent Debaene | La Source et le Signe. Anthropologie, littérature et parole indigène
Le poète malgache Jean-Joseph Rabearivelo (1920) © CC0/WikiCommons

Retraçant patiemment ce parcours vers la reconnaissance d’une écriture africaine d’expression française, la première partie du livre est souvent passionnante, même si l’abondante documentation mobilisée n’aborde pas la littérature francophone issue des autres colonies françaises et passe très rapidement sur la vie littéraire parisienne de l’époque – Debaene note, par exemple, que « la formule de “document humain” que [l’ethnologue Marcel] Griaule emploie pour qualifier la parole de l’homme noir est à la même époque employée par André Breton pour désigner les écrits automatiques », mais il s’arrête là. Dommage !

Dans la seconde partie du livre, Debaene analyse l’œuvre du poète malgache Jean‑Joseph Rabearivelo, l’entreprise théorique et poétique de Léopold Sédar Senghor (formé à l’Institut d’ethnologie), ainsi que deux ouvrages, Doguicimi de Paul Hazoumé et Crayons et portraits de Fily Dabo Sissoko. De manière frappante, ces deux derniers auteurs ont été successivement informateurs, ethnologues et écrivains. À l’instar de presque tous les premiers écrivains africains francophones, l’ethnographie a longtemps été leur seule forme d’expression écrite possible.

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

Comme l’explique Debaene à rebours des thèses postcoloniales, ces écrivains embrassent la littérature non en réaction aux colons et aux savants, mais à partir de l’espace ouvert par leurs sollicitations. Les motifs personnels de ce passage à la littérature, qui combinent plaisir esthétique, désir de reconnaissance, ambition ou encore quête d’assimilation, restent cependant un peu flous, notamment parce qu’il est difficile de reconstruire les intentions des auteurs en l’absence d’archives personnelles.

Délaissant la sociologie pour l’analyse littéraire, cette seconde partie est moins instructive que la première. L’écriture reste élégante mais perd en précision, devient un peu vaporeuse. À la manière de Léopold Sédar Senghor, Debaene souhaite arracher plusieurs œuvres littéraires africaines à leur statut de documents historiques, en les traitant comme des créations à lire au présent. Cet exercice de lecture est l’occasion pour le chercheur en sciences sociales de questionner la distance qu’il tend à instaurer avec ses documents – et on peut s’étonner ici que Debaene ne distingue pas les traitements différents appliqués à la littérature primaire et à la littérature secondaire.

Car réifier, dépersonnaliser, objectiver, n’est-ce pas ce que font toutes les sciences sociales ? Sociologues, politistes, psychologues, historiens, géographes, nous ne dialoguons pas avec nos informateurs et nos corpus, nous les transformons en documents et monologuons sur eux. À la fois professeur de littérature et historien de l’anthropologie, Debaene propose au contraire de mêler une lecture externe des corpus (attentive au contexte et à la sociologie de l’auteur) et une lecture interne (sensible et interprétative). L’ambition est louable. On peut regretter cependant que sa lecture interne des œuvres reste assez classique et impressionniste. Cela n’enlève rien aux autres qualités du livre, dont nous attendons avec impatience la parution du deuxième volume, qui prolongera cette histoire de la négritude à travers les figures de Senghor, Léon Damas, Aimé Césaire et Franz Fanon.