Prendre congé de soi-même

Avec Paysage de fuite, son troisième livre traduit en français, l’écrivain autrichien Wolfgang Hermann signe un récit poétique qui invite, à l’instar du reste de son œuvre, à sortir de sa propre peau pour saisir la beauté de la vie.

Wolfgang Hermann | Paysage de fuite. Trad. de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay. Verdier, 96 p., 18,50 €

Un homme se trouve dans une chambre d’hôpital. Un lieu clos, froid, qui dessine pourtant, comme la citation de Robert Musil en exergue nous l’indique déjà, « un espace où tout peut réellement se produire ». En effet, si le narrateur est condamné par son cœur malade à l’immobilisme sur son lit d’hôpital, c’est précisément cet emprisonnement qui va lui permettre de s’échapper. Écrivain fatigué par une existence « qu’il traverse d’un pas chancelant », il lui faut fuir son propre corps. « C’est un homme encore jeune », explique Wolfgang Hermann dans un français fluide, lui qui a longtemps vécu en France, « mais qui est d’une certaine manière en contact avec les morts, qu’il voit devant lui ». Cette fuite prend en effet la forme d’un voyage à travers ses souvenirs, où les morts et les vivants vivent côte à côte. Des souvenirs qui sont autant d’îlots, formant son identité, reliés entre eux par de fines passerelles, parfois fragiles : « de combien de strates notre architecture intime n’est-elle pas constituée ! », songe le narrateur. « Le plus sage, c’est encore de n’y pas toucher. Si nous retirons une pierre à la base de l’édifice, tout s’écroule. »

Et à la base, il y a la mère, bien sûr, première « voix de femme qui murmure des mots tendres ». Il y a aussi le frère, présent tout au long du livre par son absence, et les autres femmes, clé de voûte de cette cathédrale intime. Elena en est le cœur. Première rencontre dans un train de nuit, un échange de regards : « dans ses yeux flottait un sourire dont je pressentais déjà qu’il ne me quitterait plus ». Avec elle, il vivra un amour instable. Dans Paysage de fuite, l’amour est esquissé à travers sa corporalité. Il y a le corps rassurant de la mère, puis, avec Elena, la chair qui comble autant qu’elle blesse. Car Elena en use pour l’humilier, le rabaisser avec cruauté. Une dernière rencontre, belle et sensuelle, avec une jeune inconnue redonnera vie au corps meurtri du narrateur, comme une réconciliation. L’amour se donne ici à voir dans sa dimension physique, mais c’est bien plus profond qu’une simple jouissance. L’amour physique est en effet pour le narrateur « une sorte de libération de lui-même », dit Wolfgang Hermann « car il est un homme qui ne connaît pas la tranquillité. C’est pour cela que les paysages sont en fuite : c’est lui qui fuit en réalité ». L’amour physique n’est pas naïvement réduit à un désir mécanique, mais plutôt vécu comme une quête existentielle : « on a tous ce manque d’amour », poursuit l’écrivain autrichien de soixante-trois ans, « ce besoin d’être reconnu comme être humain, aimé pour ce que nous sommes ». En cela, le récit est aussi un roman d’amour, de cette quête effrénée de l’autre pour échapper à soi-même.

Wolfgang Hermann, Paysage de fuite
Flou cinétique © CC-BY-4.0/M.Franke/Flickr

Et puis, il y a le fils, Marc. Avec lui, le narrateur a « la sensation de ne pas être désamarré », il est le seul à lui offrir cette assise. Pourtant, l’écrivain a besoin de partir, de larguer les amarres, comme un navire ralliant les différents îlots de lui-même. Le fils symbolise cette tension du personnage principal entre besoin d’ancrage et de fuite. Cette « dévorante envie d’ailleurs » lui est essentielle, un désir irrésistible « d’espaces de silence infinis ». Et les voyages, les errances, sont nombreux dans Paysage de fuite : la Scandinavie et « l’immensité limpide du ciel » de Stockholm, la chaleur paresseuse de Syracuse, les ruelles de Tunis et ses chiens errants, mais aussi Paris ou les montagnes rassurantes du Vorarlberg. Le fils, dans ce récit comme dans d’autres œuvres de Wolfgang Hermann, représente la vie même, tout entière contenue dans un être : « je croyais [la vie] évanouie, [mais] elle cheminait à mon côté, dormait dans un lit d’enfant, glissait sa petite main dans la mienne ».

Wolfgang Hermann a perdu brutalement son premier fils, alors adolescent, en 1999, et si cet indicible a séparé sa vie en un avant et un après, ce fut aussi le cas pour son œuvre, commencée dans les années 1980. « Je me suis retrouvé en dehors de tout », explique-t-il, « comme expulsé de la vie et je ne voulais plus y entrer. Et j’ai pensé : je n’écrirai plus, c’est fini. J’ai essayé quelques mois après sa mort, mais je ne pouvais plus. » Ce sera finalement un personnage, Monsieur Faustini, qui va lui redonner la force d’écrire. Tendrement naïf, drôle malgré lui, émerveillé par les petites choses du quotidien, Monsieur Faustini est un antihéros qui sait saisir la beauté du monde. Le premier tome de ses aventures, Monsieur Faustini part en voyage – publié en allemand en 2006 et traduit en 2021 pour les éditions Verdier par Olivier Le Lay –, a été suivi de cinq autres volumes, Wolfgang Hermann ne pouvant plus lâcher la main de ce personnage attachant, à moins que ce ne soit l’inverse. Surtout, Monsieur Faustini a remis Wolfgang Hermann sur le chemin de l’écriture, lui permettant de publier des œuvres importantes après la mort de son fils dont Adieu sans fin, livre sublime – lui aussi traduit par Olivier Le Lay (Verdier, 2017) – qui relate ce deuil, en restant toujours sur un fil, dans un équilibre ténu, une lumière vacillante. 

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Comme dans le reste de l’œuvre de Wolfgang Hermann, la lumière est omniprésente dans Paysage de fuite. Qu’il s’agisse de « l’astre glacé » traversant un regard, des « feux d’argent » le matin sur la montagne, de l’ombre d’un homme « dans le halo de lumière d’un réverbère » apparaissant alors comme une « issue » à la mort, ou de la prodigieuse possibilité, dans la scène finale, de « jeter un œil de l’autre côté de la lumière », Hermann use de toutes les variations et infimes nuances de la lumière pour dire celles de l’âme humaine et des sentiments. Son écriture condense, capture en une image, une scène, quelque chose d’essentiel. En peu de mots, il donne à sentir et à voir. Il est en cela un poète qui écrit de la prose, dans une langue sensorielle et sensible. « Les images viennent à lui. Instantanés, visions enfuies, odeurs de cuisine d’arrière-cour, bribes de phrases depuis longtemps éteintes, visages abolis. » C’est une prouesse de traduire en français cette langue, sans cesse en équilibre, comme suspendue, où chaque mot parait juste. Olivier Le Lay, qui a notamment retraduit Fritz Zorn, y parvient à merveille, à la manière d’un orfèvre ou « d’un magicien », abonde Wolfgang Hermann. Il n’est pas étonnant dès lors que l’écriture soit un processus fragile chez cet auteur, qui termine parfois ses manuscrits des années après les avoir commencés. 

La littérature l’a sauvé. Enfant déjà, lire était une manière « d’avaler d’autres vies », et écrire « d’échapper » à la sienne. Ou la littérature comme possibilité de prendre congé de soi-même. Chez Wolfgang Hermann, c’est une approche de la vie autant que de la littérature : se tenir en retrait et être prêt à se laisser saisir, « rechercher l’émerveillement », même dans la noirceur, dit-il. Ce « regard sur la vie » est ce qu’il y a de commun à tous ses livres. Sans doute est-ce pour cela qu’en les refermant le sentiment qui nous habite n’est nullement la tristesse, encore moins le désespoir, en dépit de leur ton doucement mélancolique et des épreuves parfois terribles qui y sont relatées. C’est bien plutôt cet émerveillement, ce saisissement, qui permet de voir la beauté des choses, cette lumière. C’est le cas à la fin de Paysage de fuite. L’ultime fuite n’a ni commencement ni fin, elle est ce « mouvement » qui permet « de dépasser [notre] peau et d’excéder [nos] limites » : elle est la vie même.