Cet automne est singulièrement riche en parutions intéressantes dans les genres de l’imaginaire. Certaines d’entre elles font montre d’une inventivité effrénée dans la création de formes de vie qui ont en commun de présenter un contrepoint à l’humanité, voire une alternative à son existence.
Dans le tome 2 de son cycle de fantasy Mille saisons, Léo Henry imagine une révolution dans une ville qui est elle-même pour partie un être vivant, d’une certaine manière asservi. Adam-Troy Castro, lui, montre, à travers ses « marionnettes » extraterrestres, la force de l’art et de l’engagement, ainsi qu’une autre façon d’envisager le temps. Dès 1920, l’Autrichienne Annie Francé-Harrar décrivait dans son roman Les âmes de feu, pour la première fois traduit en français, un effondrement civilisationnel par surexploitation de la nature. Elle y décrivait une forme de vie minérale née de manipulations de l’environnement. Vie minérale destinée à remplacer l’être humain qu’on retrouve chez l’Argentin Michel Nieva. Dans son roman L’enfance du monde, l’avidité industrielle et financière a conduit à la catastrophe climatique, en une autodestruction aussi cynique qu’aveugle. On retrouve les mêmes idées brillamment développées dans son essai La science-fiction capitaliste.
Léo Henry a prévu la parution chaque année pendant dix ans d’un tome de Mille saisons, cycle de fantasy collectif conçu avec ses deux fils, et tenant compte des « idées et […] envies des lecteurices ». Si L’éveil du palazzo n’est pas la suite de La géante et le naufrageur [1], il se déroule dans le même univers, dévoilant les origines d’un personnage central du tome 1.
La ville de Pré aux Oies s’étend en hauteur, sa disposition spatiale reproduisant son organisation sociale. Au niveau de la mer, dans le Quart Bas, les miséreux survivent. Puis, en montant, on trouve le quartier industrieux des honnêtes travailleurs : « Au Mitan, nulle part, je ne trouve d’interstice, de dent creuse, de terrain vague. Tout y est ordonné et propre, tout semble y fonctionner à merveille ». Au-dessus, dans les Éminences, de riches oisifs se divertissent. Enfin, au sommet, caché par les brumes, se tient le Palazzo, siège du pouvoir.
On suit le jeune Lazario et son Maître, vieil aveugle capable de voir l’invisible, expert au combat à la canne, dans leur fuite face aux différentes polices. Jouant avec les archétypes de la fantasy et de la fiction d’aventures, le roman raconte l’ascension du héros et de ses compagnons – car L’éveil du Palazzo est une histoire de groupe et de diversité, où l’on croise naine, géants, immortels, « vole-peau » ou voix nue – vers le pouvoir, non pour le prendre mais pour mettre fin à son oppression. Pourtant, la Régentine et son mentor Senmorta avaient un plan : tout collectiviser, y compris les rêves et les imaginaires, pour les redistribuer. Hélas, par la mauvaise volonté des puissants entourant la Régentine, « la captation et le ruissellement » ont échoué et la souveraine s’est résolue à voler et à thésauriser les rêves.
Cette histoire de révolution joyeuse, portée par une écriture poétique et un rythme endiablé, « infusé[e] des luttes de l’année 2022-2023 », examine subtilement la nature du pouvoir et des divisions sociales. Afin que se poursuive la libération des imaginaires, on attend avec impatience la suite.
Les marionnettes sont les habitants de la planète Vlhan. Ils ont l’apparence d’une sphère d’un mètre de diamètre d’où partent huit à vingt-quatre « fouets », des tentacules atteignant jusqu’à trente mètres, qui leur servent aussi bien à se déplacer, à prendre et tenir, à communiquer dans leur langue faite de signes qu’à danser. Et, rarement, à tuer. Les deux novellas de l’américain Adam-Troy Castro se déroulent lors du grand Ballet annuel, pendant lequel cent mille Vlhanis dansent furieusement plusieurs jours jusqu’à s’entredéchirer. Bien entendu, un comportement aussi éloigné de l’humanité ne peut que susciter l’incompréhension. Dans La marche funèbre des marionnettes, une femme, Isadora, veut se joindre à la danse, provoquant l’affolement de l’ambassade humaine qui fait tout pour l’en empêcher. Mais les Vlhanis semblent tenir à ce qu’elle participe au Ballet. Toute l’histoire tient dans les motivations d’Isadora, motivations qui la rendent passionnante. À partir d’un comportement en apparence insensé, Adam-Troy Castro déploie un sense of wonder remarquable qui invite au relativisme et à la réflexion sur l’art, et sur l’idéalisme au sens fort.
Les fils enchevêtrés des marionnettes approfondit cette réflexion. Paul Royko, un shooteur de neuropics, sorte de paparazzo-youtubeur capable de faire ressentir les émotions qu’il éprouve, vient sur Vlhan s’intéresser au cas de Shalakan, « dont on disait les talents de danseuse comparables à ceux d’Isadora elle-même ». C’est que l’exemple d’Isadora a inspiré d’autres humains. Pour participer au ballet vlhani, ceux-ci, telles Isadora et Shalakan, doivent subir de nombreuses opérations afin que leurs membres prennent la souplesse des tentacules vlhanis. Paul va vite comprendre que le compagnon de Shalakan, Dalmo, est le plus intéressant des deux. « Léonard de Vinci avec les mains coupées », Dalmo comprend le Ballet mieux que personne, mais l’interface de ses membres modifiés refuse de fonctionner avec son cerveau. Au milieu de la danse, il se fige. Dans cette deuxième novella, Adam-Troy traite de manière poignante des « anges brisés », artistes qui ont la vocation et l’esprit mais pas les moyens physiques. Son imagination appliquée au cas de Dalmo nous entraîne loin dans les abîmes de l’espoir et du dévouement.
Au sortir de la Première Guerre mondiale, la biologiste Annie Francé-Harrar mettait déjà en garde contre l’épuisement des ressources naturelles par la technologie. Les âmes de feu s’ouvre comme une utopie civilisatrice : dans un avenir lointain, l’humanité a découvert comment créer de la nourriture à partir de l’air. Cela parachève un modèle de société idéale, urbain, tout entier tourné vers « la Culture », érigée en idéologie. Cependant, un savant solitaire, Henrik 19 530, soupçonne que la nouvelle méthode va interrompre le cycle naturel de la vie.
Il y a quelque chose de Nous de Zamiatine dans cette société urbaine où contredire le discours officiel amène la visite des fonctionnaires du Ministère Impair ; et du Meilleur des mondes dans ce système où la position sociale se dit par un nombre qui tient lieu de nom de famille. Le dirigeant suprême est le Numéro 50 000, tandis qu’Alfred 6 720 n’a pas grand-chose à espérer. Cependant, le caractère oppressif de la dystopie n’est pas poussé aussi loin que chez Zamiatine ou Huxley. Dans Les âmes de feu, on peut gagner des numéros pour grimper l’échelle sociale, et dans un premier temps le Ministère Impair se contente de faire pression sur Henrik pour qu’il se taise. Au fond, ce monde ressemble beaucoup à notre société actuelle et à sa répression sourde envers ceux qui remettent en cause son orientation capitaliste.
La révolution technologique opérée reste floue mais Annie Francé-Harrar utilise sa formation de biologiste pour rappeler que certaines bactéries sont indispensables à la décomposition des corps, donc à la fertilisation des sols. Cela donne des scènes impressionnantes lorsque Alfred découvre des tas de cadavres de rongeurs non décomposés ou quand Henrik enterre fiévreusement ses cultures bactériennes pour relancer le cycle de la nature. Le moment où les personnages découvrent dans les entrailles d’une mine une nouvelle vie est également mémorable. On pense alors au merveilleux scientifique français de l’époque, à ses explorations de la Terre creuse ou à La mort de la Terre (1910) de J.-H. Rosny aîné, superbe description mélancolique d’un monde asséché où l’humanité s’apprête à laisser la place à la vie minérale des « ferromagnétaux ». Pour l’histoire de la SF comme pour ses résonances avec notre présent, Les âmes de feu est un livre essentiel.
Dans L’enfance du monde de Michel Nieva, la fonte des glaces a transformé la pampa argentine en « Caraïbes pampéennes » et le continent austral en « Caraïbes antarctiques ». Notre héros est l’enfant-dengue, jeune garçon pauvre, malheureux et mutant, né avec un corps de moustique. Ses camarades le harcèlent, entraînés par l’affreux Bonbon, qui « contrôlait avec satisfaction que tous les enfants lui obéissaient ». Bonbon, comme la fortunée Renée, fille d’un cadre d’Influenza Financial Services, entreprise spécialisée dans la monétisation des nouveaux virus, se passionne pour le jeu vidéo Chrétiens vs Indiens, dans lequel des colons affrontent les Indiens Ranquels de la pampa, puis pour sa nouvelle version, La conquête du désert spatial (Chrétiens vs Indiens 4).
En une réjouissante et féroce satire, L’enfance du monde déchire notre société à pleine trompe de moustique (qui est très dure). La narration se met au diapason de l’univers absurde décrit : Michel Nieva revient dans le passé, mêle le « vrai » monde à celui, virtuel, des jeux vidéo, emboîte les niveaux de réalité. L’enfant-dengue subit plusieurs mutations, prend une saine revanche sur Bonbon et propage la maladie, renvoyant, tel un boomerang, ses créations au cynisme capitaliste. L’auteur exploite brillamment tout le potentiel révélateur et jubilatoire de la SF pour stigmatiser l’irresponsabilité financière et commerciale. Dans cet « immonde bourbier encore pollué par tout le poison que des siècles de pesticides et de monoculture intensive y avaient accumulé », traversé d’« un inepte entrelacs d’autoroutes », ou dans l’Antarctique transformé par la géo-ingénierie en réserve touristique, ne peut prospérer qu’une nouvelle forme de vie, des pierres télépathes adeptes de « l’anarchie archéenne suprahumaine ».
L’enfance du monde est suivi de l’essai La science-fiction capitaliste qui développe les idées utilisées dans le roman ; idées percutantes, exposées avec vivacité et énergie et reflétant un point de vue issu du Sud global. Michel Nieva commence par remarquer que certaines innovations technologiques, satellites géostationnaires ou applications de livraison à domicile, ont été anticipées par des auteurs de SF, au point « que les compagnies de la Silicon Valley ont obligé leurs créatifs à […] lire » le roman Le Samouraï virtuel de Neal Stephenson, qui a ensuite été embauché par Blue Origin, la compagnie spatiale de Jeff Bezos.
L’auteur note que Bezos, Elon Musk, Ray Allen et autres magnats de la Silicon Valley aiment se présenter comme des fans de science-fiction. Il dénonce la manière dont les entrepreneurs de la tech californienne s’approprient les schémas narratifs de la SF pour raconter comment ils vont sauver le monde de la catastrophe climatique grâce à toujours plus de technologie. Selon « un storytelling qui fait de l’homme [blanc], l’industriel, l’entrepreneur, le seul capable de voler au secours de la planète sous prétexte qu’il a été le seul capable de la détruire ». On en arrive à l’idéologie de l’écopragmatisme, professant que les mouvements écologistes sont les véritables ennemis de l’environnement, pour rejeter « les lois, les bureaucraties et la politique, au profit de la libre évolution de l’entreprise vers « un capitalisme vert efficace » ».
Michel Nieva souligne qu’on nage ici en pleine fiction : les solutions technologiques mises en avant aboutissent à toujours davantage de pollution (les batteries au lithium des voitures électriques, de multiples vols d’avions pour créer des nuages protégeant du soleil, etc.). On peut remarquer au passage que si les tycoons de la Silicon Valley se déclarent admirateurs de Robert A. Heinlein ou d’Arthur C. Clarke, aucun ne se réclame du Californien Philip K. Dick, écrivain de l’artifice et du faux-semblant…
La science-fiction capitaliste met ensuite en évidence que les discours entrepreneuriaux sur la conquête spatiale répètent ceux de la colonisation. Et que les peuples indigènes ayant déjà subi la fin de leur monde, nous devrions les écouter à propos du nôtre. Michel Nieva mentionne aussi les contre-récits trotskistes selon lesquels les extraterrestres, s’ils nous atteignent, seront nécessairement plus évolués, et donc communistes. Au-delà du caractère folklorique des thèses de J. Posadas, elles ont le mérite de ne pas laisser les discours sur l’espace aux capitalistes et d’offrir des extraterrestres une autre vision que celle de colonisateurs, tels les envahisseurs de Starship troopers de Robert Heinlein ou ceux de La guerre des mondes de H. G. Wells (livre écrit dans le but de dénoncer la colonisation britannique).
Enfin, l’auteur termine sur la proposition qu’il a reçue de Space X, propriété d’Elon Musk, d’écrire une nouvelle (« non rémunérée ») pour l’envoyer sur la lune avec d’autres œuvres d’art. Il paraphrase sa nouvelle : au XXVIe siècle, la Terre étant inhabitable, les milliardaires ont réussi à fuir sur Mars terraformée. Les recherches sur le vieillissement ont permis à Musk de survivre jusqu’à 500 ans. Mais l’élévation des températures réveille des cryptolombrics martiens qui font exploser les intestins humains. Les lombrics expulsés se réunissent pour former toujours la même suite de caractères, qu’une scientifique finit par décrypter :
« FUCK YOU, ELON MUSK ».
[1] Pour ce roman, ainsi que pour deux autres livres parus en 2024, Héctor et Cent vingt, Léo Henry a obtenu en septembre 2024 le Grand Prix SGDL Yves et Ada Rémy des Littératures de l’Imaginaire.