L’Enquête, livre X
D’Hérodote, on sait bien peu de choses. Né en -484 ou -485 à Halicarnasse. D’origine « barbare ». Exilé pendant une révolte. Ami des philosophes et des écrivains d’Athènes. Colon sur une côte d’Italie. Mort vers -425 environ. Tombeau inconnu.
Entre temps, l’homme eut vraisemblablement la bougeotte, et le désir de raconter. Mais quant aux grands voyages qu’on lui attribue et au livre qu’il est censé avoir écrit, rien n’est sûr. On ne peut que rêver la biographie d’Hérodote ; on peut lire L’Enquête comme le meilleur roman de l’Antiquité.
Un tel cas a de quoi surprendre notre époque. À celle-ci, habituée aux contes « issus de faits réels », le vieux reporter dit d’emblée : « je ne viens pas déclarer vraies ou fausses ces histoires ». Alors que le discours actuel dominant passe sans cesse des « fake news » au « fact-checking », une telle déclaration serait pour le moins impromptue, inaudible, voire vouée aux gémonies.
Pourtant, l’écho d’Hérodote n’a pas fini de se répercuter. Après les journalistes et les ethnologues, de plus en plus d’écrivains et d’artistes se déclarent « enquêteurs ». Ils décrivent leur exploration d’un lieu, d’un événement, d’une vie. Untel a retrouvé une vieille photo. Telle autre a interrogé sa grand-mère. Ils ont lu quantité d’ouvrages. Ils sont même allés sur les lieux.
Serait-ce là une véritable ligne directrice des manières contemporaines de raconter le monde ? Que nous disent les récits d’enquête sur notre temps et sur l’état de ses savoirs ? Pour son troisième dossier d’été, en cinq volets (à paraître chaque mercredi jusqu’au 14 août), En attendant Nadeau a souhaité y voir de plus près : en menant l’enquête sur les enquêtes.
Nous pouvons faire deux constats. Le premier, c’est que la profusion d’enquêtes intervient alors que l’humanité n’a jamais autant enregistré les traces de son propre présent. En même temps que cette accumulation de documents, les salles de consultation d’archives se remplissent d’amateurs de généalogies. L’actualité en continu ne semble plus suffire pour construire du contemporain : le présent d’aujourd’hui manque de passé ou en a trop. Mais est-ce à dire que le savoir se partagera et que l’histoire se transmettra à un plus grand nombre, ou de meilleure manière que pour les générations précédentes ?
Cette inflation de l’enquête apparaît aussi dans un certain paysage de la mémoire, celui, à l’inverse, d’un trop-plein de passé. Les éliminations du XXe siècle ont anéanti les traces de leurs victimes et les manières jusqu’alors possibles de raconter. Elles continuent de mettre le désir de savoir à l’épreuve : que chercher, et comment, quand les ultimes documents ont été résolument et systématiquement effacés ?
Hérodote, encore lui, écrivait au début de son livre : « afin que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ». Il nous dit qu’enquêter a quelque chose à voir avec le souci de se faire témoin et narrateur de son temps, mais aussi avec le désir d’en laisser une mémoire juste.
Pierre Benetti