Une réponse de Gérald Gaillard

Avec 193 pages, mon livre relève de la rubrique « grand public ». J’insiste sur le fait que L’exercice de la parenté (1981) ouvre un programme à une génération de doctorant. « Sans écho » car absence de recension dans L’Homme ou les Cahiers d’Études Africaines ; les seules en français sont celles de J.-C. Muller (Anthropologie et société, 1982) et d’E. Terray (les Annales et cinq après !). Une société sans père ni mari (Cai Hua, Puf, 1997) ayant ému les tenants de l’alliance, F. Héritier répond à C. Collard (L’Homme, 2000, n°154-155) mais ignore les critiques sur « l’inceste du deuxième type » de B. Vernier (1991 et 2009), C. Meillassoux (2001) ou M. Godelier (2004), et précise plus qu’elle ne polémique dans Le Mouvement social (1999) et dans Travail, Genre et Société (2003).

Sa « place » intellectuelle est indissociable du pouvoir institutionnel : au Collège et à l’EHESS (et mariée à son directeur), elle se mêle de la Cinq, préside la répartition des subventions pour les Sciences humaines (CNL), participe aux conseils de laboratoires recrutant les chercheurs, etc. Trente ans après L’exercice de la parenté, American Anthropologist, American Ethnologist… l’ignorent et une des fondatrices de l’anthropologie féministe ne l’a pas lu, car « la parenté n’était plus un sujet ». Les féministes anglo-saxonnes citent Kristeva, Wittig, etc., mais non Héritier (Signs. Journal of Women in Culture and Society). Si donc Zone Book (revue fondée par un Belge spécialiste de la France), publie Two Sisters and their Mother (1999), A. Barnard reste longtemps, le seul à présenter son travail en anglais (Man, 1982, p.792). Il a rédigé sa thèse sous la direction d’A. Kuper, qui a lui-même rencontré F. Héritier en 1965. L’ignorance est partagée par l’Allemagne (Anthropos, le Kölner Zeitchrift), l’Espagne (Revista de Antropologia Social, Estudios Africanos), le Portugal ou le Japon (fréquentant sur le terrain voltaïque, J. Kawada ne l’étudie pas). Seuls s’étaient réveillés l’Italie (S. d’Onofiro), le Québec (généreux envers les Français), et le Brésil grâce à deux étudiantes inscrites en master puis en thèse à la Sorbonne, dont M. Pillar Grossi, invitée par la suite au Collège et co-fondatrice de l’Institut d’études de genre de Santa-Catarina (Brésil).

Le compte-rendu m’accuse de « troquer le contexte (…) pour une sorte de Zeitgeist mobilisé pour expliquer (…) ». Ainsi, l’attention prêtée par F. Héritier aux femmes samos serait « inspirée par la montée du féminisme ». Il y a un contexte (le Service national effectué au titre de la Coopération permet aux anthropologues français d’enquêter sur des terrains exotiques) qui inclut la vie privée des personnes (l’effet qu’eut la mort de leurs enfants sur les écrits de Darwin ou Freud) et une « ambiance ». Or, les textes montrent une transitivité entre « montée du féminisme » et « objets retenant l’attention de la chercheuse ». Si le plus conséquent pour une étude « scientifique » de l’évolution de la discipline, serait une analyse sémantique exhaustive des intitulés de publications, cours et séminaires, l’examen des crédits, le tirage des publications, celui de l’origine sociale des étudiants et des membres de la profession et l’analyse des réseaux, il est néanmoins possible d’affirmer – sans prétention scientifique -, qu’elle passe d’une légitimité fondée sur l’étude des races, au recueil des « derniers témoignages d’autres humanités avant qu’elles ne disparaissent » et que le recensement du monde et le plaisir de l’exotisme, font place à une légitimité fondée sur une revendication scientifique (la première phrase de Tristes Tropiques visant la Société des explorateurs : Victor, Rouch, etc.), puis s’ajoute « l’utilité » et le politique (nos études permettent un meilleur futur). Ces légitimités relèvent de « l’air du temps ».

De même : « L’auteur évoque la crise de la « vache folle » pour dresser le contexte de l’élection de Philippe Descola à la chaire d’« Anthropologie de la nature » sans se pencher (…) sur les stratégies à l’origine de la création de cette chaire, proposée par Françoise Héritier dès 1994 au cours de réunions informelles. » Ce livre n’étant pas une thèse, je n’ai pas consulté « les réunions informelles ». Les propositions informelles sont légion, dénomination et futur titulaire se tenant la main, la réunion datant de 1994 et P. Descola n’étant élu qu’en 2001, évoquer un propos induisant cette chaire est risqué. J’écris que C. Lévi-Strauss publie « La leçon de sagesse des vaches folles » (La Republica), et y rêve « d’une humanité renonçant à la viande » tout en répétant ce qu’il martèle dès 1955 : « l’humanité a pris le visage […] d’une civilisation proliférante » puis que l’assemblée élit l’américaniste P. Descola à une chaire « d’Anthropologie de la nature ». Ce n’est pas faire de « la vache folle » une détermination. Disons simplement que l’attention à « la nature » amène un regard bienveillant.

Citons : « Les entretiens rétrospectifs sont mobilisés comme sources primaires là où il serait plus intéressant de les considérer comme reconstitutions d’une mémoire a posteriori. » La mémoire est par nature en situation mais que le réservé Lévi-Strauss s’exprime ainsi ne peut qu’avoir marqué celle d’Héritier. Le « patron » ne veut pas que G. Balandier (et d’autres) lui succède et F. Héritier est (alors) dans ses pas (malgré l’article de 1978).

Introduire « le comparatif » souligne la nature de la discipline tout en rendant un peu plus hasardeux le choix d’autres candidats. C’était aussi l’Afrique (subsaharienne) enfin invitée au Collège : la Leçon inaugurale y insiste mais le continent disparait pratiquement des cours. La participation de F. Héritier à des travaux interdisciplinaires (années 70), est absente de ses textes. Écrire que l’élection correspond « à l’idéal de complémentarité entre anthropologie et biologie », est évident et succinct. Avides de recueils généalogiques, les généticiens ont vite constaté leur faible profondeur, et qu’ils incluent des personnes génétiquement extérieures. L’argument de Lévi-Strauss, relève du « comme si » car si F. Jacob (homme de la France libre), ne lui est pas opposé et que J. Ruffié le cite fréquemment, les généalogies ont cédé le pas à la science dure et à l’hémotypologie.

Pour le reste : les durkheimiens au pouvoir refusaient une complémentarité (à l’époque raciste) que le nazisme a pour effet de suspendre. Retrouver ce désir est conforme à l’anthropologie, mais si R. Gessain se propose (1959) de la découvrir par l’observation comparée d’isolats, c’est sans résultat. Le colloque sur « L’unité de l’homme » n’en produit pas plus (1972, le Seuil, 1974). En 1983, l’Homme neuronal (J.-P. Changeux, collection dirigée par Odile Jacob) est une synthèse invoquant plusieurs noms des humanités mais non F. Héritier. Un livre (La frontière des sexes, Puf, 1995) est issu d’une équipe CNRS n’ayant que ce lien pour objet. Bien que communiquant lors du séminaire, F. Héritier en est absente.

Citons : « l’auteur (…) passe sous silence la tribune anti-Pacs qu’elle [Héritier] a signée dans Le Monde (…) et surtout son interview (…) dans La Croix. La chercheuse y affirmait que « nos modes de pensée et notre organisation sociale sont fondées sur l’observation principale de la différence des sexes » (…), désignant ainsi la parenté homosexuelle comme impossible car impensable. C’est cet article qui motive l’essentiel des critiques formulées à l’encontre des positions de Françoise Héritier (…) qui poussèrent Lévi-Strauss à les condamner (…). Dans une lettre destinée à Éric Fassin (…) Lévi-Strauss écrit que « les choix de société n’appartiennent pas au savant (…), mais (…) au citoyen ». Ce courrier me semble une réponse à la Lévi-Strauss (très poli) et je doute que comme « citoyen », (d’ailleurs peut-il n’être qu’un citoyen ?), il ait été un tenant du mariage homosexuel (à 96 ans passé il répète qu’il a « vécu trop longtemps dans un monde qui n’est plus le sien »). Il s’exprime sur l’explosion démographique, et interroge le métissage culturel en évoquant une « juste » proportion, mais se tait publiquement sur les débats touchant l’homosexualité. La version anglaise de mon livre évoque les deux interventions citées (Berghahn Books, 2022). F. Héritier se souciait de l’opinion spontanée (le pensable), en insistant que le devoir du politique est de faire advenir « l’impensable » (voir « la peine de mort »).

« Historiciser » « la politique éditoriale » de la maison Odile Jacob peut se faire, mais le livre de L. Adler est publié par Albin Michel (et n’est pas une biographie : voir Sciences Humaines n° 355). Si le mien « n’apporte pas beaucoup plus d’informations que les entretiens », je suis heureux d’avoir synthétisé textes et entretiens en une biographie diffusant l’œuvre. Kant écrivait « le grand et le petit ». Moi-même n’ayant rédigé que le « petit », Isaac Desarthe nous livrera « le grand ». Par égard à mon éditrice et ma préfacière, je devais répondre à son compte-rendu dévastateur ; qu’il ne m’en veuille pas.