Combien de solitudes…

La psychanalyste Nathalie Georges-Lambrichs réagit à la lettre adressée par son confrère Stéphane Habib à Paul B. Preciado, parue dans le n°109 d’EaN. Elle souhaite « donner certaines précisions à ses lecteurs et faire écho aux questions brûlantes soulevées ».

En invitant Paul B. Preciado à rencontrer en plénière les 3500 participants des 49e Journées d’études de l’École de la Cause freudienne (« Femmes en psychanalyse »), les organisateurs, dociles à la logique de l’acte analytique, ne savaient qu’une chose : ils misaient sur leur désir de faire de la plénière dominicale un événement freudien, imprévu, inédit et preste à s’écrire, faisaient le pari que la prestation de Paul B. Preciado serait enseignante et porterait à des conséquences qu’ils assumaient par avance. Accueillant ce « monstre-là », non pour le « monstrer », mais pour témoigner du cas qu’ils faisaient de son expérience comme de son témoignage et de son désir de faire bouger les lignes, selon l’expression consacrée, ils étaient prêts à tout sans doute, et à cela en particulier qu’ils ne savaient pas encore, par principe.

Quand ces 3500 inscrits se trouvèrent réunis le dimanche 27 novembre 2019 dans le grand amphithéâtre du Palais des Congrès – la veille ils avaient été répartis en salles multiples pour exposer et questionner des travaux cliniques – et que Paul B. Preciado prit la parole à son tour à la tribune, 3500 paires d’oreilles étaient donc tout ouïe, éléments discrets composant la foule freudienne, ou lacanienne où chaque un(e) se trouve en son nom, sans autre appui que son désir singulier.

Paul B. Preciado écrit – vous le citez, cher Stéphane Habib, dans l’article ci-dessus mentionné : « une moitié de la salle a rigolé, tandis que d’autres ont hurlé, ou m’ont demandé de quitter les lieux. » Je ne sais comment cette « moitié » a été évaluée, ni combien, dans la moitié restante, ont hurlé ou articulé des demandes peu amènes, dont l’orateur témoigne, sur sa bonne foi. En tout cas, je peux témoigner qu’il en resta suffisamment qui permirent que le calme revienne vite, que la prestation-performance de l’orateur ait lieu jusqu’au bout et sans autres interruptions, quand même le mouvement de sa parole lui fit réduire à la portion congrue le moment d’échanges prévu par les organisateurs qui l’attendaient sur la scène dans les fauteuils du petit salon. Ce second temps fut donc très réduit, mais néanmoins conséquent, et les propos du Dr François Ansermet, suspensifs plus que conclusifs, ont frappé (on doit pouvoir les lire sur internet).

Oui, Paul Preciado a pris à parti l’auditoire, et au-delà de ceux qui étaient là, « les psychanalystes ». Il les a interpellés, provoqués : de quoi était fait leur silence ? Ce silence que l’on garde, il s’agit, en effet de savoir quel il est – « ce n’est pas tout de garder le silence, mais il faut voir aussi le genre de silence qu’on garde », écrit Beckett dans L’Innommable – et d’en rendre compte. N’est-ce pas ce à quoi, un par un, les praticiens orientés par la psychanalyse s’efforcent ?

Le cheminement de l’article paru dans le n°858 de Lacan Quotidien signé de Caroline Leduc – l’une des puissances invitantes – est subtil et sa lecture intégrale ne déçoit pas. Je n’en citerai ici qu’un paragraphe, où s’entend que la conséquence est déjà au travail : « Notre usage du diagnostic mériterait d’être discuté. Où rendons-nous opératoires nos propres avancées sur ce lieu opaque du sujet qui vibre hors de toute identification et de tout signifiant pour le dire ? Je note également ce point qui m’a ahurie : la seule référence théorique lacanienne dans le propos de P. B. Preciado était “l’inconscient structuré comme un langage”. Le Lacan poststructuraliste qui fonde le travail de notre École depuis son départ n’a-t-il donc pas percé le mur de la modernité ? Nous en parlons souvent, de la modernité. Il semble là qu’elle n’ait pas entendu parler de nous. »

Peu après, l’ensemble du n°864 de Lacan Quotidien était dévolu à l’événement, avec six contributions, parmi lesquelles un article d’Omaïra Meseguer (également invitante) qui s’attache à saisir et analyser l’effet de la parole de l’orateur sur les corps présents, une lettre à Paul B. Preciado signée par Valérie Bischoff dont voici le deuxième paragraphe : « Dans Un appartement sur Uranus vous évoquez ce corps parlant, écrivant se mouvant dans un monde, une actualité qui l’impacte, l’inspire et œuvre à son devenir. À notre époque où nous repérons les effets croissants et écrasants des protocoles, des évaluations, il me semble que nous partageons une sensibilité, une attention particulière à ses verrous symboliques dans lesquels chaque sujet peut être pris et finalement quelle que soit la difficulté qu’il rencontre dans l’existence. Dans votre œuvre, vous dénoncez le binarisme sexuel, l’articulation signifiante, et vous repérez l’échec de ce seul registre symbolique pour prendre la mesure de cet au-delà auquel chacun a “à faire”. Vous pointez l’hétérogénéité qui compose l’être parlant » et, last but not least, une contribution de Christophe Dubois se rompt à l’exercice de transmettre comment, dans sa propre analyse, le travail du signifiant « homosexuel » a cheminé, jusqu’au dire mémorable de son analyste, il y a déjà dix ans : « Vous n’êtes pas le seul… »

La vitalité, la fécondité de la solitude de l’analyste dans son cabinet, dans son acte ou opérant partout où des « lieux alpha » existent – Jacques-Alain Miller a donné ce nom à tout lieu où la référence psychanalytique opère – étant ce dont « nous », cet ensemble ouvert de « je », témoignons ici et là, j’ai voulu vous dire ici, cher Stéphane Habib, ainsi qu’à nos lecteurs, que vous n’étiez peut-être pas si seul avec votre destinataire que vous sembliez le penser, et faire savoir ici que si des mesures prises au nom du – ou de la – Covid n’en empêchent pas la tenue, les prochaines Journées d’étude de l’École de la Cause freudienne – les cinquantièmes – auront lieu les 14 et 15 novembre 2020 au Palais des Congrès à Paris.

Les inscriptions sont ouvertes.

Leur thème ? « Attentat sexuel ».

Nathalie Georges-Lambrichs